« LA FONTAINE PÉTRIFIANTE » VS PROCRASTINATION
Au commencement il y a Peter Sinclair, grand perdant de la vie qui va s’isoler au fin fond de l’Angleterre dans une vieille maison afin de faire le point sur sa triste existence en couchant tout ça sur le papier de façon métaphorique, voir imaginaire.
Au commencement il y a Peter Sinclair, grand gagnant d’une loterie qui va le conduire à travers les îles de Jethra pour y subir un traitement afin de devenir immortel.
Mais l’immortalité à un prix, l’oubli de son passé, et pour l’aider à retrouver la mémoire il va devoir rédiger une autobiographie fictive dans laquelle il vit dans un lieu imaginaire: l’Angleterre…
Cette introduction en deux temps donne tout de suite le ton du roman ainsi que sa cadence saccadée comme un disque rayé. Sur le rythme d’un chapitre sur deux, les deux intrigues s’entrelacent et se répondent par l’affirmative au questionnement du lecteur: Oui, tu es en train de lire un chef d’oeuvre de la littérature. Ayant pour nom « The Affirmation », de son titre original que la traduction française ne gardera pas au profit de quelque chose de plus poétique, cet ouvrage est une branche d’ADN de Christopher Priest pour comprendre l’ensemble son oeuvre. Dans cette double hélice dont chacun des deux récits se trouvent entremêlées, il n’y a pas de sous-intrigue. Elles ont toutes les deux leurs importances afin de comprendre ce jeu de miroir.
Le reflet de notre société se voit ici déformer par la plume de l’auteur mais sans la légèreté attribuer à cet objet. L’Angleterre en particulier, lieu de naissance de l’auteur, se voit ici dépeinte pour donner un cadre à son récit avant de bifurquer vers d’autres contrés plus imaginaires sous la forme d’un archipel d’iles. En ce lieu se trouve la fontaine pétrifiante du titre francophone pour accéder à la vie éternelle. Une métaphore de la réalité dans laquelle vie Peter qui se répète cette affirmation positive pour se conditionner mentalement jusqu’à y croire. Chacun de ses mots sont emprunt d’une vérité, pas dans leur sens véritable mais dans ce qu’ils sous-entendent. Par contre aucun sous-entendu sur la situation du personnage dès le premier chapitre, il a tout perdu, ça c’est une certitude et il nous explique tout lors de la rédaction du bilan de sa vie.
Pour se faire, l’écriture à la première personne est immersive et fait place à un style très précis dans le choix des mots. C’est d’autant plus surprenant que rien n’indique que Peter Sinclair ait été écrivain à un moment ou un autre de sa vie. Ou dans une autre vie. On le retrouve donc dans une position cliché que la plupart des écrivains en herbe ou confirmés rêveraient de vivre: faire une retraite dans un lieu reculé, presque totalement coupé de la civilisation, pour y écrire un livre. Mais ce n’est pas le but de la manoeuvre lorsqu’il arrive pour faire le point sur son existence. Ce lieu, prêté par un ami, est en aussi mauvais état que lui à son arrivée. Les rénovations font office de loyer et bientôt c’est sur sa propre personne qu’il va se charger de reconstruire par le biais des mots.
L’intrigue commence tout doucement à dériver lorsque l’écrivain exilé veut brouiller les pistes vis à vis de ses proches qui liront son ouvrage. Ça débute par des modifications anodines comme le changement des noms des personnes concernées afin de préserver leur intimité, puis peu à peu les événements de la vie réelle se trouvent mêler à des événements fictifs. Démêler le vrai du faux, la réalité de la fiction, la vérité du mensonge, tout cela devient progressivement impossible. Quiconque a déjà écrit, ne serait-ce qu’une petite histoire, peut se reconnaitre dedans. On y explore les différentes facettes d’un écrivain dans ce personnage obsessionnel, dans le soucis du détail apporté à la recherche de la phrase parfaite. Une perfection qu’il va trouver sous la forme d’une métaphore le faisant vainqueur d’une loterie donnant accès à l’immortalité.
Cette crise d’identité rappel par certains moments le thème central de « La boite noire ». Ce film résume la chose d’une façon assez claire et simpliste: notre boite noire contient la personne que l’on voudrait être, la personne que l’on croit être et celle que l’on est vraiment. Une trinité que l’on peut voir sous cette forme: Peter Sinclair, son double fictif et l’auteur Christopher Priest. Par contre je ne me risquerais pas à dire qui est qui dans cette boite noire entre l’écrivain et ses jumeaux tant chacun peut endosser le rôle qui lui convient. Eux même ne le savent pas en tant qu’hommes de l’être. Une chose est sûre, l’homme de lettres qu’est Priest lui garantie, avec ce récit, une entrée en tant que membre à l’académie française.
Aucune condition de nationalité n’est requise pour faire partie de cette élite sinon celle de sublimer la langue française et, bien que son roman est fait l’objet d’une traduction dans notre pays, le titre que l’on acquiert une fois nommé est proche de celui de la Fontaine pétrifiante. En effet cela donne à son détenteur l’accès au titre d’Immortel. Une immortalité toute relative en voyant son nom traversé les âges. Mais cette histoire évoque autant cette vieille institution française respectée que le roi du blockbuster américain le plus décrié par ses pairs. En effet, il y a beaucoup de point commun avec le film « The Island » de Michael Bay: l’ile, le système de loterie, les doubles des personnages, l’immortalité à la clé,… Tous ces éléments se retrouvent d’une façon où d’une autre dans ce long-métrage décomplexé et riche en testostérone comme le veut le cinéma de ce bad boy.
Pour rester dans le 7ème art mais avec un peu plus de subtilité, seul Christopher Nolan semble le plus à même de retranscrire les thématiques chers à l’auteur avec succès comme il le fut lors de la première adaptation de l’un de ses romans: Le Prestige. Cette rivalité entre deux magiciens et leurs journaux intimes respectifs évoquent immédiatement ce que l’on peut voir ici sous la forme de manuscrit: celui du double fictif qui à rédiger lui aussi une biographie de son cru afin de retrouver la mémoire une fois sa métamorphose achevée. C’est là l’un des nombreux tour de force jusqu’à un dénouement à la « Mémento » dont justement Nolan est le pendant cinématographique de l’auteur. Une fin en suspend qui n’a jamais aussi bien porté son nom mais ne veut en rien dire que cela laisse du suspense car interrompu de façon beaucoup trop abrupte.
Il y a de quoi être déçu par cette conclusion qui n’apporte aucune réponse mis à part celle que le lecteur voudra bien en tirer. Libre à lui d’interpréter les événements comme bon lui semble afin de transformer cette frustration ou à continuer cette dernière phrases laissée inachever. Une façon comme une autre de créer un lien avec ce monde avant de refermer l’ouvrage pour de bon. Un sentiment négatif qui entre en contradiction avec le titre « The Affirmation » lui même en opposition avec une nouvelle du même auteur « The Negation ». Christopher Priest choisi ainsi de faire appel à l’imagination du lecteur pour trouver la résolution de son histoire. Mais avec un tel point de départ, il est assez difficile de trouver une justification à cet ensemble.
En substance, la vie donne naissance à l’art qui donne naissance à la vie. L’auteur écrit sa biographie de façon métaphorique ce qui donne vie à un univers de science-fiction dans lequel son double écrit lui aussi sa biographie pour donner naissance à la réalité première. Un ouroboros littéraire, un serpent qui se mord la queue. Mieux encore, la construction des chapitres ainsi que le chevauchement des deux réalités, c’est tout simplement les peintures de MC Escher retranscrites avec des mots, notamment une de ses oeuvres les plus connus « Drawing Hands ». La main droite dessine la main gauche qui dessine la main droite et ainsi de suite à l’infini, au point de ne pouvoir différencier la dessinateur du dessin. Là c’est la même chose, on ne peut différencier l’auteur du personnage qu’il invente, ils se créent eux même simultanément.
Une trame que l’on pourrait résumer aussi simplement que par une question sans réponse: de qui était là le premier, l’oeuf ou la poule? Et pourtant c’est un roman tellement complexe où l’imaginaire tente une percée dans la réalité tout comme cette dernière tente une percée dans la première. Et ce n’est pas parce que le premier chapitre commence sur une réalité que nous connaissons que c’est forcément celle qui est à l’origine de tout… A méditer, mais pas trop longtemps au risque de tourner en rond. Une mise en abîme stupéfiante, qui si on la regarde trop longtemps fini par nous regarder aussi en retour comme dirait un célèbre philosophe. Le lien entre lecteur et auteur n’a jamais été aussi fort, un livre que l’on lit et qui nous lit en retour.
« LA FONTAINE PÉTRIFIANTE » WINS!