« LE DESSIN » VS PROCRASTINATION
Lorsque j’étais enfant, il m’arrivait de passer bien plus de temps devant le journal que mes parents. Pourtant, je n’avais que faire des titres racoleurs, des petites annonces et autres faits divers. Mon attention était concentrée sur une seule et unique page. Et ce n’était pas celle contenant une planche de bande dessinée. Du moins pas exactement. Cette fameuse page, de laquelle je ne pouvais détacher mon regard, ne contenait qu’une seule illustration. Mieux que les mots croisés, il s’agissait d’un jeu consistant à repérer des objets cachés dans d’autres formes.
Il fallait alors scruter le premier et l’arrière-plan, sachant que les couleurs pouvaient induire en erreur. J’ai passé de longs moments, complètement hypnotisé, devant ce qui s’appelle le Trucmuche. En toute logique, cela aurait dû m’orienter vers la collection des « Où est Charlie? », mais finalement, je me suis dirigé vers de la fiction. En effet, par sa simple composition, cette image avait le don de raconter une histoire. Sortie de son contexte, certes, mais une histoire quand même. Je pense que c’est de là que me vient cet esprit d’analyse et sans cela, je n’aurais jamais pu autant m’identifier à Émile.
Personnage central de la bande dessinée Le dessin, cet homme va recevoir une lettre en guise d’héritage de son plus proche ami. Édouard n’est plus, mais il laisse derrière lui ce courrier énigmatique invitant son confident à choisir un objet parmi sa précieuse collection d’oeuvres d’art. Cette missive se transforme donc en mission lorsqu’Émile porte son choix sur un dessin. Jusque là, le titre n’est pas mensonger, au contraire ce simple bout de papier intitulé « Réflection » va lui révéler bien des vérités.

Commence alors un jeu de piste posthume qui permettra à Émile de commencer son deuil. À mesure qu’il s’enfonce dans cette représentation de l’appartement d’Édouard, mis en scène pour les besoins de la composition, il va découvrir que cette dernière ne se limite pas au format de cette feuille. On dit que si l’on sort du cadre c’est parce qu’on est l’artiste, et celui qui est derrière cette oeuvre semble avoir un message à faire passer. Cette mise en abime, c’est Marc-Antoine Mathieu qui en est l’auteur puisqu’il officie aussi bien au scénario qu’aux dessins.
Entièrement en noir et blanc, à une exception près, les planches ne sont composées que de deux cases. Et d’une pleine page faisant office, elle aussi, d’exception. Pas de quoi rendre l’histoire exceptionnelle par une mise en image très standard, c’est plutôt dans son mystère que tout l’intérêt réside. Celui-ci tient sur moins d’une cinquantaine de pages pour une narration qui ne s’embarrasse que très peu de lignes explicatives. Et même avec ces informations supplémentaires, on aurait pu tout aussi bien se passer d’un narrateur.
À titre d’exemple, il existe un moyen infaillible pour voir si un jeu télévisé est limpide: si vous coupez le son et que vous comprenez les règles, alors c’est que tout fonctionne. Il aurait pu en être de même pour cette bande dessinée dont le texte vient en de rares occasions empiéter sur les illustrations monochromes. L’élément le plus important étant la lettre, qui fait aussi office de résumé pour la quatrième de couverture, il est regrettable de ne pas avoir misé sur une compréhension entièrement visuelle.

Un choix osé qui aurait pu retranscrire l’esprit des films en noir et blanc, et muets, si l’auteur était allé au bout de son idée. Mais ce minimalisme est déjà une prouesse en soit comparer à des oeuvres qui surexplique la moindre réflexion qui parcourt les personnages. Émile a beau se poser des tonnes de questions, c’est surtout ce fameux dessin dans lequel il va se réfléchir. Armé d’une loupe et d’outils de grossissement, il va explorer les différentes strates qui se superposent dans ce monde en deux dimensions.
Comme Nietzsche en a fait l’expérience avant lui, plus il plonge son regard dans l’abime, plus l’abime regarde en lui. Cela va vite tourner à l’obsession au point de vouloir en percer le moindre secret. Le dessin en question devient alors une fenêtre d’infinies réflexions, où la moindre surface réfléchissante donne accès à un nouvel angle, et à réfléchir sur son contenu. L’appartement de son défunt ami semble être le centre d’un monde d’infinie possibilité, carrefour de reflets en tout genre. De ce nexus, Marc-Antoine Mathieu va poursuivre ses expérimentations au-delà de la dernière planche.

Ce concept de zoom dans une image atteindra son apogée avec 3 secondes, une bande dessinée entièrement basée sur ce principe. C’est là l’aboutissement de ce qu’il a commencé ici, sans pour autant que Le dessin n’ait à souffrir de la comparaison. Au contraire, de l’histoire, qui pourrait être tirée d’un épisode de La quatrième dimension, à la mise en page épurée, tout concourt à en faire un chef d’oeuvre intemporel. La temporalité elle-même va à l’essentiel en ayant recours à l’ellipse sans faire appel à des repères temporels.
L’intrigue, le développement et la résolution sont construits de façon extrêmement rapide, mais c’est pour mieux y revenir à loisir. Pour découvrir les petits détails qui nous avait échappé à la première lecture et à la deuxième, troisième… Revenir dans ces trois chapitres pour s’y perdre et en décortiquer chaque case. L’occasion de me rendre compte que cette bande dessinée a grandement contribué à développer ma passion pour les easter eggs. Chercher, trouver des symboles cachés, les interpréter, suivre une piste et croire qu’elle nous mènera quelque part.
Dans ce jeu de référence, cinématographiquement, Le dessin trouve son équivalent dans Under The Silver Lake. Mais chacun est libre d’y voir ce qu’il veut. Comme la paréidolie, cette illusion d’optique qui fait que l’on voit des images familières dans les nuages, j’y ai trouvé une oeuvre complète et complexe. Bien des mots ne suffiraient pas à décrire une oeuvre qui s’en passe très bien. Hypnotique de bout en bout, quoi de plus normal lorsqu’il s’agit de l’autoportrait de l’artiste qu’est Marc-Antoine Mathieu.
« LE DESSIN » WINS!