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« Blood machines » de Seth Ickerman

« BLOOD MACHINES » VS PROCRASTINATION

Pour un pays qui a inventé le cinéma grâce aux frères Lumière, en plus de lui avoir offert son tout premier film de science-fiction avec Le voyage dans la lune de George Méliès, on ne peut pas dire que la France fasse honneur à son patrimoine culturel. Notre paysage cinématographique se compose plutôt de comédies bien lourdes et c’est pourquoi nos principaux acteurs sont des humoristes de base. Pourtant, lorsque l’on voit de quoi nous sommes capables sur le terrain de l’imaginaire, il n’y a pas de quoi rire devant autant de potentiel gâché.

Parmi les figures de ce genre hautement sous-exploité dans nos contrées, on retrouve l’incontournable Jules Verne dont les histoires ont traversé le temps jusqu’à devenir des lectures imposées dans le milieu scolaire. Nombre de ces romans se sont vus adaptés au cinéma dont le fameux De la Terre à la Lune qui a inauguré le genre sur grand écran. Mais une grande majorité de son oeuvre sera surtout transposée en dehors de l’hexagone comme les États-Unis qui y ont vu un potentiel, là où nous ne nous sommes jamais rendu compte de l’or que nous avions sous les yeux.

Un auteur comme Pierre Boule subira exactement le même sort avec La planète des singes qui est devenu la célèbre franchise que l’on connait. Et qui fait des millions d’entrées sur notre sol à chaque nouvel épisode. Puisqu’il est question de primate, le court-métrage La jetée de Chris Marker a lui aussi donné naissance à L’armée des 12 singes de Terry Gilliam. Là encore, il s’agit d’un film culte avec rien de moins que Brad Pitt et Bruce Willis en tête d’affiche. Ce dernier a d’ailleurs tourné avec l’un de nos plus célèbres réalisateurs en la personne de Luc Besson pour Le cinquième élément.

Malgré cette américanisation, cela reste bien une production tout ce qu’il y a de plus française. Un compromis nécessaire afin d’amortir un budget conséquent et vendre le film à l’international. Cette incroyable fresque de science-fiction est surtout devenue culte avec le temps tandis que son réalisateur fait toujours partie des cinéastes les plus incompris dans son propre pays. Pour preuve cette tentative d’aborder à nouveau le genre en adaptant la bande-dessinée de son enfance: Valerian et Laureline. Malgré des stars bankables au casting, le public a rejeté en bloc cette proposition.

Le succès était pourtant acquis puisque le cinéaste avait réussi à fédérer les foules avec Lucy, autre proposition de cinéma de science-fiction dans une moindre mesure. En l’état, ce dix-septième film de Luc Besson n’est pas exempt de défauts, bien au contraire, mais il reste tout de même l’un des rares blockbusters à la française. Conçu pour rivaliser avec des mastodontes comme Star Wars, Valerian et la cité des mille planètes est un échec car son support d’origine a déjà été pillé plus que de raison dans d’autres productions. En effet, derrière cette bande-dessinée se cache Jean-Claude Mézières qui a oeuvré dans les pages du magazine Metal Hurlant.

Publié entre 1975 et 1987, avant de devenir un film d’animation, américain (faut-il encore le préciser?), qui aura une suite en 1999, avant de revenir de 2002 à 2004, il s’agit de la plus grande source d’inspiration de tous les chefs d’oeuvres de la science-fiction. D’Alien à Blade Runner en passant par Mad Max ou encore Star Wars bien sûr, tous ont été influencés par le courant artistique qui émanait de ces histoires anthologiques. Les ressemblances, qu’elles soient d’ordre esthétique ou scénaristique, sont flagrantes. Sans compter que les Américains iront jusqu’à faire leur propre version de l’autre côté de l’atlantique avec le bien nommé Heavy Metal.

De notre côté, mis à part Le cinquième élément et Valérian, jamais nous n’avons su tirer parti de notre propre vivier pour mettre sur pieds des productions avant-gardistes. Mais c’était sans compter sur un certain Seth Ickerman, un nom qui sonne très américain, mais qui est surtout un pseudonyme derrière lequel se cache un duo: Raphaël Hernandez et Savitri Joly-Gonfard. Sorte de Daft Punk de la science-fiction, ils avaient jusque là illustré leur puissance visuelle dans les clips de l’un de leurs compatriotes au nom tout aussi fantasmé: Carpenter Brut. Franck Hueso de son vrai nom, c’est lui qui habille de sa musique électronique le moyen-métrage Blood Machines.

Sorte de prolongement de la chanson Turbo Killer, il s’agit ici de la même imagerie pour une histoire oscillant entre délire cosmique et concert en plein trip sous acide. Mais son format à la croisée des chemins était loin d’être optimal pour une distribution à grande échelle. Et pour cause, lorsque j’ai appris son existence, ce fut complètement par hasard dans un cinéma CGR qui en avait l’exclusivité et ce juste pour quelques jours. Moi qui me targue d’être à la pointe de l’actualité dans ce domaine, j’étais complètement passé à côté de l’existence de ce film, qui rétrospectivement avait été relayée dans les colonnes du magazine Mad Movies dans la rubrique Mad in France.

Mais n’étant plus en phase avec la ligne éditoriale de ce magazine, je suis donc passé à côté de cette sortie confidentielle. C’est le moins que l’on puisse dire puisque limité à une chaine de cinéma et sur une durée réduite, on ne peut pas dire que Blood machines ait bénéficié d’une exposition apte à susciter l’engouement. Et pour cause, non seulement cette production n’a bénéficié que de quelques écrans, mais en plus elle s’est faite autour du financement participatif. Lorsque l’on voit l’ampleur du projet, deux réflexions viennent à l’esprit: comment ont-ils fait pour bricoler ça avec les moyens du bord et comment nos producteurs hexagonaux n’ont-ils pas pu voir le potentiel?

C’est bien simple, j’en ai découvert la bande-annonce juste avant la projection de Tenet, et malgré le fait que j’ai adoré le dernier film de Christopher Nolan, mon esprit est resté hanter par les images de cet objet filmique non identifié. Mais même si je suis déçu de la part des décideurs français de ne pas soutenir une telle pépite, il faut être honnête: aucune production n’a pu rivaliser avec le blockbuster de chez Warner. Pire encore, même celui-ci n’a pas réussi à relancer l’industrie du cinéma alors à l’arrêt en pleine pandémie. À dire vrai, il n’y avait peut-être aucun bon moment pour sortir ce film de Seth Ickerman, peu importe la concurrence.

Mais tout aussi prenant qu’il soit, le casse-tête temporel de Tenet n’aura pas réussi à surpasser cet enchainement de plans psychédéliques du trailer, tous plus iconiques les uns que les autres, une fois la séance terminée. Évoquant tour à tour, les monuments de la science-fiction américaine, c’est surtout par extension les planches du magazine Metal Hurlant qui prennent littéralement vie sous la houlette de ce savoir-faire français. Avec Blood Machines, on se réapproprie enfin cette identité qui est la nôtre et dont l’esthétique revient à des illustrateurs comme Philippe Druillet et bien sûr Moebius. Même si encore une fois pour des raisons économiques, le film est tourné en anglais dans le but de s’exporter à l’étranger.

L’histoire en fait de même en nous transportant en territoire inconnu, et ce même en ayant un bagage conséquent en tant que spectateur de science-fiction. On y suit l’équipage d’un vaisseau à la poursuite d’un aéronef dont l’intelligence artificielle a pris le contrôle. Mais lorsque le chef Vascan se pose sur la planète où sa cible a trouvé refuge, il tombe sur une tribu de femmes se livrant à des rituels mystiques sur les épaves qui se sont échouées aux alentours. Malgré des arguments de taille, il ne parviendra pas à les empêcher d’accomplir les dernières incantations. De la carcasse du vaisseau agonisant est ainsi extraite une femme qui s’envole dans l’espace.

Cet accouchement contre nature est illustré de la plus belle des manières avec une mise en scène qui épouse la moindre courbe du design dont elle s’émancipe. Les mouvements de caméra et la musique se mêlent alors à la perfection pour au final un rendu qui est plus de l’ordre du sensitif. Ainsi, l’histoire n’est qu’un prétexte pour offrir ce genre de moment surréaliste que l’on croirait tout droit sorti d’un épisode de Doctor Who. D’ailleurs, le personnage de Vascan en a un peu le style et l’allure, mais c’est surtout un autre docteur qui mérite d’être cité pour ce voyage aux frontières de l’entendement: Doctor Strange.

La scène qui le voyait propulser dans l’espace pour découvrir les différents niveaux de réalité est un assez bon exemple de l’univers visuel qui est représenté ici. Pour autant, il y a un vrai travail de composition, tout comme dans les designs des vaisseaux qui sont mis en valeur. Il y a quelque chose d’organique qui en ressort, au point de ressembler à des formes insectoides. Cela se rapproche un peu de ce que HR Giger a pu faire sous la directive de Ridley Scott sur Alien. L’équipage du vaisseau, même s’il est ici réduit à deux membres, évoque beaucoup l’ambiance vers laquelle a évolué la saga du célèbre xénomorphe.

Plus encore lorsque l’on voit ce robot à l’apparence d’une femme enceinte qui est censé représenter l’intelligence artificielle de l’engin et qui fait immédiatement penser à Mother dans le Nostromo. Lorsque l’on remarque ce détail, on comprend un peu mieux la mythologie mise en place et ce n’est pas le duo de réalisateur qui va dire le contraire quant à cette influence très marquée. Ils décrivent eux-mêmes ce projet comme étant le prolongement thématique de Blade Runner en commençant là où il se termine: avec la mort de Roy qui laisse s’échapper de ses mains la colombe qu’il tenait contre lui. Une métaphore de l’âme qui s’envole et qui est ici reprise de manière littérale.

Même s’il est question aussi d’envol, aucune trace d’un oiseau, mais plutôt d’une multitude de femmes. Une pour commencer, qui prend de l’altitude pour révéler sa nudité avant de disparaitre dans l’obscurité spatiale. Cet esprit d’hypersexualisation à travers des corps féminins nus filmés sous tous les angles est quelque chose de très présent, sans pour autant que cela ne soit gratuit. Seule dans un premier temps en tant qu’objet de tous les désirs, elle sera rejointe par toute une armée pour les besoins du climax. Toutes autant qu’elles sont, elles arborent une croix luminescente sur leur abdomen ce qui ajoute une dimension religieuse à l’ensemble, sans forcément que cela n’empiète sur le délire global.

Ces symboles, on les retrouve également dans le clip de Carpenter Brut intitulé Turbo Killer, ainsi qu’une bonne partie de l’imagerie mise en place pour l’occasion. Que ce soit donc pour les croix à l’envers sur des parties du corps, mais aussi les formes géométriques que sont les pentagones entremêlés comme une sorte de pentacle. Ce personnage mystérieux qui porte un masque gaz est également présent avec un pouvoir similaire à celui dont il use dans le clip, à savoir celui de contrôler à distance des machines (une voiture dans le clip, des épaves de vaisseaux dans Blood Machines) par l’intermédiaire de corps extirpés de la matière.

Cette continuité entre ces deux oeuvres est également évidente jusque dans la tonalité des plans et leurs éclairages allant du mauve au verdâtre. Le grain de la photographie, très typé année 80 et rappelant immédiatement le diptyque Grinhouse (plus précisément Planète Terreur de Robert Rodriguez) est également similaire à ces deux histoires. Ce style immédiatement reconnaissable, le réalisateur schizophrène qu’est Seth Ickerman, il l’a développé grâce à sa collaboration avec Carpenter Brut et la musique électro omniprésente de ce dernier donne l’impression de regarder un clip XXL.

À la base prévue pour n’être qu’un court métrage financé par Kickstarter, la somme réunie, au-delà du palier nécessaire à l’aboutissement de Blood Machines, a permis d’en rallonger la durée. C’est ainsi que la demi-heure initiale s’est transformée en cinquante ambitieuses minutes, le tout découpé en trois chapitres. Cette construction atypique pour un moyen-métrage fait que l’on ne voit apparaitre le titre qu’à l’ouverture du deuxième acte. En l’état, ce générique après presque vingt minutes à suivre les personnages est assez perturbant, mais au final assez raccord avec l’étrangeté de ce film.

Si celui-ci avait duré plus d’une heure et demie, cette introduction tardive serait passée inaperçue, mais là on sent que le montage a dû être modifié afin de pouvoir s’adapter à la plate-forme de streaming Shudder. Encore une fois, c’est un comble pour une production française de voir celle-ci devenir l’exclusivité d’un network américain. Mais sans ce partenariat, Blood Machines n’existerait tout simplement pas. Et s’il faut en passer par là pour en voir plus de cet univers original et dense au possible, alors qu’il en soit ainsi. J’ai tellement adhéré à l’imaginaire de leurs créateurs, sans que cela ne soit une énième adaptation d’un matériau pré-existant, que je suis prêt à leur pardonner ce besoin d’évasion.

Mais même si ce projet s’est fait en France, peu nombreux sont ceux à avoir relayé l’information parmi les personnalités qui ont une communauté. Je pense notamment à l’équipage du Nexus VI qui n’a pas pris la peine d’en faire une chronique pour donner de la visibilité à la réalisation du duo derrière le pseudo de Seth Ickerman. Idem pour le fossoyeur de films qui aurait pu se livrer à l’une de ces analyses dont il a le secret. Quoi qu’il en soit, les youtubeurs précédemment cités ont du talent pour la réalisation et ils forment en quelques sortes la relève du cinéma de genre. Ne reste plus qu’à espérer qu’après avoir cherché le film de genre ultime, que François Theurel se mette plutôt à en faire un.

Lui comme Le Captain ont la capacité de fédérer les foules et de ramener du monde en salle. Dernièrement, Le dernier voyage a profité de la réouverture des salles obscures pour faire son petit effet, mais cela semble ne pas avoir été suffisant pour susciter un regain d’intérêt. Peut-être car cela n’était pas une oeuvre ayant déjà fait ses preuves sur un autre support. Si nos créateurs de contenu sont en panne d’inspiration, il y a tout un catalogue qui ne demande qu’à être adapté entre les romans de feu Maurice G. Dantec, La horde du contrevent qui a été un vrai succès littéraire ou encore les oeuvres de Moebius, qui a participé au Dune de Jodorowsky.

Enki Bilal s’est également chargé d’adapter lui-même son oeuvre sans forcément rameuter les foules. Pourtant, il y a dans son imaginaire un potentiel cinématographique énorme qui ne demande qu’à éclore à l’écran. Il est bienvenu de rappeler aussi que Le transperceneige est avant tout une bande-dessinée française avant d’être un blockbuster américain et une série. Et bien sûr, il y a Metal Hurlant qui renait de ses cendres après des années, en espérant qu’il ne soit pas trop tard étant donné que la série Love, Death & Robot s’inspire grandement de son concept anthologique depuis deux saisons maintenant.

Ce ne sont pas les artistes qui manquent à travers l’hexagone, qu’ils soient professionnels ou amateurs, pour donner naissance à des visions dantesques. Blood Machines en est l’exemple le plus parlant, malgré son tournage en anglais, de notre savoir-faire. Son ADN, outre son titre mélangeant le mécanique et l’organique, est la preuve qu’il s’agit du digne héritier de l’esprit de Metal Hurlant. C’est un ovni, autant pour ce qu’il représente dans le paysage cinématographique français, que pour ce qu’il propose de voir dans son histoire. C’est space, littéralement.

« BLOOD MACHINES » WINS!

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