
« HANNIBAL: SAISON 3 » VS PROCRASTINATION
Avant de nous définir comme étant carnivores, végétariens ou encore végétaliens, nous sommes avant tout une espèce narrative. C’est cela notre véritable régime alimentaire. Nous avons un besoin irrépressible de nous nourrir d’histoires, ou de raconter les nôtres. Le moindre potin est susceptible de satisfaire ce besoin telle une friandise. Un comportement qui remonte à la nuit des temps lorsque nos ancêtres se racontaient des histoires au coin du feu. Ce même feu qui servait à faire cuire de la viande. Ces deux aspects sont donc indissociables et cela est en partie dû à notre mémoire.
En effet, si l’on rencontre une personne et que l’on ne sait rien d’elle au premier abord, on ne peut s’empêcher de lui imaginer un passé, une vie privée, un travail, des passions, des amis… On comble les blancs afin que notre cerveau puisse faire le lien entre deux événements qui n’ont rien en commun pour leur trouver une justification. Chez certains, c’est totalement conscient, chez d’autres, cela relève du domaine de l’inconscient. Mais nous le faisons tous. Moi le premier. C’est là un moyen pour ne pas devenir fou face à toutes les sollicitations sensorielles qui nous parviennent. Une poignée de main, un parfum, une couleur favorite ou une expression peuvent en dire beaucoup sur une personne. Tout comme ses gouts culturels.
Nous sommes ce que nous mangeons. Mais nous sommes aussi les livres que nous lisons, les films que nous regardons, les musiques que nous écoutons, les gens avec qui nous passons du temps, les conversations que nous engageons. Il faut donc choisir avec le plus grand soin ce avec quoi nous nourrissons notre esprit. Mais les interactions avec mes semblables n’ont jamais été mon fort. Bien qu’il soit toujours agréable de partager un diner en bonne compagnie, les films ont longtemps été mais meilleurs amis pour combler ce vide affectif.

Ainsi, lors d’un plateau-repas devant la télé, je savoure bien plus le film que la nourriture dans mon assiette. Au cinéma, les pop-corn, sucrés ou salés, n’ont pas autant de gout que les images qui défilent devant mes yeux. Dans le fond, c’est ce qui constitue mon véritable régime, je me nourris d’oeuvres tous supports confondus. Un blockbuster sera pareil pour moi à un bon burger, un film d’auteur à un plat sophistiqué, ou encore binge watcher une série reviendra à me gaver jusqu’à l’écoeurement. Et puis il y a des fictions qui peuvent vous couper l’appétit. Hannibal en fait partie.
Généralement, voir des personnes manger à l’écran me donne faim. Là, c’est tout le contraire. Cette troisième saison n’échappe pas à la règle. On y suit Hannibal qui s’est exilé en Italie sous l’identité d’un professeur qu’il a assassiné à Paris. Un de plus sur son tableau de chasse. Néanmoins, ce meurtre sera celui qui permettra à l’agent spécial Crawford de remonter sa piste. Et de le corriger sévèrement sans parvenir à lui porter le coup de grâce. Grandement fragiliser, le serial killer sera traqué par les victimes ayant survécu à son agression. Notamment Mason Verger.

Incarné par Michael Pitt dans la saison 2, c’est Joe Anderson qui prend la relève sans que l’on ne voit de différence. Et pour cause, sa rencontre avec Hannibal l’a laissé complètement défiguré. Il va donc tout mettre en oeuvre pour faire durer le plaisir autant que possible. Après tout, la vengeance est un plat qui se mange froid. Une référence tout à fait adéquat pour le showrunner Bryan Fuller qui est un grand fan de Star Trek, et qui a d’ailleurs oeuvré sur Deep Space Nine et Voyager. Mais malgré cette expérience sur cette grande franchise de science-fiction, un simple tournage à Florence aura viré au cauchemar.
Passage obligé dans le quatrième roman de Thomas Harris consacré au docteur Lecter, la production a fait le déplacement pour plus de réalisme. Ce faisant, l’équipe sur place s’est heurtée à des difficultés à gérer les prises de vue loin de leurs collaborateurs habituels. Il en a résulté des plans inexploitables selon les critères de qualité instaurés par la série depuis ses débuts. Pourtant, paradoxalement, l’imagerie ira encore plus loin dans l’onirisme et les délires graphiques. Entre un effet pensine mêlant Hannibal et Will Graham, les visions fantasmées du cerf, une scène de sexe lesbienne vue par le prisme d’un kaléidoscope…
Toutes ces excentricités visuelles prendront de plus en plus de place dans la narration, sans que je ne puisse mettre des mots sur cette sensation de déjà vu. Du moins, jusqu’à la dernière scène du dernier épisode. Une musique retentit alors, Love crime de Siouxsie Sioux et Brian Reitzell, et c’est là que le déclic s’est fait. Toutes ces images fantasmagoriques et cette ambiance planante sont semblables à un générique de James Bond. Il m’aura fallu trois saisons pour mettre des mots sur cette esthétique si particulière. C’est notamment flagrant lorsque Bedelia s’immerge dans sa baignoire comme dans un puit sans fond.

Le fait de sortir Hannibal de sa zone de confort a également permis de retrouver le côté globe-trotter de l’agent 007. Mais ce changement de destination provoquera surtout un changement dans l’identité de la série. Jusque là, Hannibal était un personnage plutôt théâtral, sorte de Sweeney Todd moderne sortant immédiatement du lot lorsqu’il était entouré. En choisissant de la faire évoluer en Europe, il donne alors l’impression de se fondre dans le décor. Tout ce qui faisait sa particularité s’efface alors dans l’environnement dans lequel il évolue. Tout comme l’acteur qui l’incarne, Lecter n’a rien d’un Américain et c’est ce qui le faisait contraster avec son entourage.
Ses excentricités, ses manières et son savoir se diluent donc dans son exile forcé. Cela ne l’empêche pas de croquer la vie à pleine dent. Au sens propre. Et pour Hannibal, les plaisirs de la chair sont autant d’un point de vue gustatif que sexuel. Un aspect qui a toujours autant de mal à passer à la télévision. Selon les dires de Bryan Fuller, il est plus facile de montrer des scènes gores que des scènes de sexe. Voilà une absurdité dont seule la censure américaine semble capable. Et hors de question pour le showrunner de contourner cet obstacle en mettant en scène un viol.

Le scénariste s’y refuse catégoriquement, mettant en avant une banalisation de cet acte dans le but de choquer le public. Une facilité scénaristique qui tend à désensibiliser le spectateur face à ce crime abject. Mais surtout un défi de taille sachant que la deuxième partie de cette troisième saison est une adaptation du roman Dragon rouge. Derrière ce pseudonyme se cache un autre serial killer ayant des tendances nécrophiles. Cet appétit sexuel ne sera donc pas plus exploité qu’assouvi. Mais ce passage du livre à l’écran, pour la troisième fois après Sixième sens de Michael Mann et Dragon rouge de Brett Ratner, marque autant un tournant qu’un retour aux sources pour la série.
En effet, jusque là, les épisodes avaient conservé leur titre à base de plats, en l’occurrence ici italiens, mais cette marque de fabrique est abandonnée dans la seconde partie. Les titres se font alors plus classiques pour marquer l’ellipse qui sépare ce que l’on pourrait qualifier de quatrième saison qui s’ignore. Trois années se sont donc écoulées depuis l’arrestation d’Hannibal par Jack Crawford tandis qu’un nouveau tueur fait parler de lui. Surnommé la petite souris par la presse, ce qui n’est guère flatteur, c’est Richard Armitage qui lui prête ses traits. Et sa musculature qui sera grandement mise en avant avec un tatouage plutôt imposant dans le dos.

À choisir, j’aurais préféré Zachary Quinto pour ce personnage, bien trop rare à l’écran, que ce soit dans cette série, où il n’a qu’un petit rôle, que dans l’industrie du divertissement. Mais cette nouvelle incarnation de Francis Dolarhyde semble s’y connaitre en dragon pour avoir affronté Smaug dans Le Hobbit. D’ailleurs si quelqu’un devait faire office de Bilbo dans cette histoire, c’est bien Will Graham. En l’espace de 3 ans, ce consultant du FBI s’est rangé et a fondé une famille. Il cédera néanmoins à ses vieux démons en rendant visite à Hannibal, retenu captif, afin qu’il collabore sur cette enquête.
Ce retour aux affaires ne sera pas sans susciter la méfiance d’Alana, ancienne conquête d’Hannibal, mais surtout psychiatre de Will. Mais son influence n’est plus aussi forte sur son ex-patient qu’elle pouvait l’être auparavant. Une confiance aveugle qui n’existe plus dans leur relation, mais qui trouve son équivalent dans le couple que forme Francis avec Reba. Cette dernière étant atteinte de cécité, elle ignore tout de la face sombre de son nouveau petit ami, ce qui permet d’humaniser le dragon rouge. Et ça ne sera pas de trop étant donné la débauche de violence qui l’anime.

Jusque là, on avait échappé au cliché du tueur sanguinaire, Hannibal faisant preuve d’un certain professionnalisme dans le carnage. Dolarhyde est beaucoup moins subtile dans ce domaine malgré une adoration malsaine envers le célèbre cannibale. Mais sa pire erreur sera d’écouter son idole en s’attaquant à la famille de Will. Une tentative ratée qui révélera le cerveau derrière cette opération. Le docteur Lecter se verra alors contraint de servir d’appât s’il souhaite garder tous les privilèges dont il jouit en détention. Et l’intimité n’en fait pas partie si l’on s’en tient à l’immense vitre qui donne sur sa cellule.
C’est plutôt ce que celle-ci contient. Le mobilier y est luxueux et les livres semblent en quantité pour qu’il puisse continuer à se cultiver. Cette décoration puise son inspiration directement chez 2001 l’odyssée de l’espace et Hannibal est le monolithe. Un être dont ceux qui l’observent tentent de percer le secret. Cette référence, et toutes celles qui l’ont précédé, qu’elles soient volontaires ou non, sont le résultat de nombreuses heures à s’abreuver de l’imaginaire d’autres artistes. Mon propos initial est d’ailleurs littéralement mis en image lorsque Francis Dolarhyde dévore la peinture de William Blake pour devenir lui-même l’oeuvre en question.

D’une certaine manière, Bryan Fuller, et dans une moindre mesure, comme tous les artistes oeuvrant sur cette série, adoptera un comportement similaire. Il a été influencé par bien des oeuvres qui l’ont marqué et qu’il a depuis digérées pour y faire allusion. Car il ne suffit pas de satisfaire une boulimie cinématographique pour ensuite en régurgiter une bouillie filmique. Ce sont là des hommages pertinents, comme celui à Sherlock Holmes qui vient conclure non seulement cette saison, mais aussi la série dans son entièreté. Un cliffhanger au sens littéral qui reproduit celui du Dernier problème, plongeant les spectateurs dans l’incertitude d’un retour prochain.
La faute à des audiences en baisse, mais aussi à une production chaotique. À l’origine, le show avait été pitché de la sorte: 3 saisons sur l’histoire d’amour entre Hannibal et Will, une saison 4 adaptant Dragon rouge et une dernière sur Le silence des agneaux pour finir en apothéose. Il est maintenant clair que Bryan Fuller a modifié ses plans initiaux en cours de route. Entre la menace d’une annulation par la chaine NBC et une accélération de la narration pour donner à boire et à manger durant les 13 épisodes, la série s’est elle-même cannibalisée. Elle s’est fait dévorer par sa propre ambition.
Si la première saison était l’entrée, et la deuxième le plat principal, alors cette troisième est en toute logique le dessert. Sauf que le gout n’y est pas. Les produits ne sont pas de « saison » comme le retour d’Abigaïl, de la journaliste Freddie Lounds, le docteur Chilton et une brève apparition de l’équipe médico-légale qui ne suffiront pas à faire contrepoids. Trop de faux pas ont été commis pour passer outre: un tournage catastrophique en Italie, une ancienne disciple d’Hannibal complètement sous-développée ou encore l’abandon des titres à base de plat qui faisaient toute la singularité de la série. Une accumulation parmi laquelle aurait pu figurer le dernier affrontement.

Un combat bâclé qu’il a fallu rafistoler en apposant des ailes de dragon à Dolarhyde en post-production pour donner plus d’ampleur. Des effets spéciaux qui n’étaient pas prévus, mais qui confèrent à cette scène une véritable puissance visuelle. Surprenant comme un rattrapage peut finalement donner un meilleur résultat que ce qui était envisagé au départ. Cela permet de terminer sur une bonne dernière impression. Et c’est ce que j’ai choisi de retenir. Je n’ai pas envie de laisser de la place à la tristesse que procure la fin de cette série, ou de la voir se clore sans espoir de renouveau. Mais après tout, comme l’a dit un des personnages, tous les chagrins sont supportables si on les intègre à une histoire. C’est ce que je m’efforce de faire avec celle que je vous narre depuis le début.
« HANNIBAL SAISON 3 » WINS!