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« Ashes to ashes » de Julien Mokrani et Samuel Bodin

« ASHES TO ASHES » VS PROCRASTINATION

Les fans ont du talent, ça c’est un fait. Depuis l’émergence des forums en ligne et la démocratisation de la vidéo, chacun d’entre eux a pu s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Mais lassés de ne pas être écoutés par les studios détenant les droits de leurs personnages favoris, certains se sont lancés dans des fans fictions pour laisser libre cours à leur imagination. D’autres se sont contentés d’établir des connexions entre des films, là où il n’y avait pourtant aucune allusion, ou encore de confectionner des théories sur des éléments laissés dans l’ombre.

Et puis il y a ceux qui sont passés à la pratique. Avec une bonne dose de débrouillardise, zéro budget en poche, mais beaucoup d’imagination. C’est avec trois fois rien et beaucoup d’enthousiasme que naissent les courts-métrages qui émergent sur la toile. De durées variables allant de deux minutes pour de fausses bandes-annonces, à une quarantaine pour ce qui pourrait faire office de pilote pour une série télévisée, la qualité diffère également grandement. Mais une seule chose demeure entre toutes ces vidéos: elles sont faites avec beaucoup d’amour.

On sent, derrière ces acteurs et cinéastes d’un jour, une véritable passion pour leurs projets. Ils sont investis et déterminés à livrer le meilleur résultat avec ce dont il dispose pour y arriver. Le système D est souvent de mise, mais chacun d’entre eux mériterait un A en guise de note vu les efforts qu’il y a derrière. Et si je parle du système de notation américain c’est bien parce que la majorité de ces fans films sont originaires des États-Unis. Il y a une véritable culture geek là-bas qui fait que nombre d’entre eux regroupent leurs matériels de cosplay en commun pour les mettre en scène dans une histoire de leur cru.

Le collectif Bat in the Sun s’est d’ailleurs fait une spécialité de ce type de format et se sont fait connaitre grâce à City of scars. Batman y est mis en scène durant trente minutes pour un résultat qui aura nécessité une grosse période de travail. Depuis cette chaine YouTube s’est éloigné de la chauve-souris pour se diversifier avec d’autres personnages pour des crossovers tantôt logiques, tantôt improbables. Mais toujours jouissifs et respectueux des icônes qu’ils mettent en scène. On retrouve ainsi Gandalf face à Dark Vador ou encore Wolverine qui est traqué par le Predator dans une jungle.

Cette tendance a permis à de nombreux cinéastes en herbe de se faire repérer par les ayants droit, désireux de s’assurer qu’aucun bénéfice n’ait été tiré de ces petits films. Même si ce n’était pas le but premier, la priorité a toujours été de partager leur passion librement, c’est devenu la nouvelle façon d’attirer l’attention des studios. Et surtout d’attirer l’attention de ceux qui souhaitaient entrer dans le circuit très fermé du monde du cinéma. Internet oblige, ces petits films ce sont émancipés des frontières américaines pour parcourir l’ensemble de la planète jusqu’à deux petits frenchies.

Autodidactes dans l’âme, Julien Mokrani et Samuel Bodin viennent alors de voir l’un de leur projet tombé à l’eau. Ils décident alors d’un commun accord de se lancer dans la chose la plus irréalisable possible: un film sur Batman dans les années 30. Loin de se faciliter la tâche, ils mettront trois ans, dont treize jours de tournage, et investiront dix mille euros de leur poche avant de voir enfin le fruit de leurs efforts conjugués. Le résultat, c’est dix-sept minutes d’images impressionnantes n’ayant rien à envier à certaines productions professionnelles.

À grand renfort de fonds verts et à l’utilisation du noir et blanc, la ville de Tours a servi de comédienne pour rentrer dans la peau de Gotham. Il en ressort toute une imagerie sous forte influence de Sin City. Son créateur Frank Miller ayant apporté quelques-unes des meilleures histoires sur l’homme chauve-souris avec The Dark Knight Returns et Year One, l’utilisation de son style graphique est donc tout à fait légitime. Sans compter qu’il permet de masquer le manque de moyen devant la caméra pour donner corps à ces visions de cauchemar.

Robert Rodriguez avait déjà prouvé qu’il s’agissait d’une solution viable pour donner vie à des cases de comic books, le tout avec un budget dérisoire. Ce noir et blanc, avec une seule couleur, rouge de préférence, donne l’impression d’avoir à faire à un monde manichéen. Le bien et le mal sont donc deux composantes des plans, même s’il y a une nette préférence pour la noirceur ambiante. Et lorsque ce n’est pas le cas, c’est uniquement parce que l’image bascule en négatif pour nous donner à voir ce qu’il se passe dans l’ombre. 

Ce parti pris couplé à l’architecture des décors donne l’impression de voir un hommage à l’expressionnisme allemand, tel qu’avait pu le faire Tim Burton sur son diptyque. De l’aveu du duo de réalisateur, il y a aussi beaucoup de Mike Mignola dans cette gestion des aplats de noirs profonds comme ceux que l’on peut voir dans Gotham by Gaslight. Un elseworld, récit hors continuité, dont pourrait se réclamer cette histoire prenant place dans les années trente. Une époque lourde de sens puisqu’elle verra l’apparition du chevalier noir dans les pages du numéro vingt-sept de Détective comics, plus précisément à la fin de cette décennie en 1939.

Mais si cette période coïncide avec la naissance de Batman, c’est surtout la mort d’Alfred qui est l’élément déclencheur de cette histoire, sauvagement assassiné alors qu’il tentait de s’interposer lors d’une intrusion au manoir Wayne. Pour ces trois braqueurs de bas étage, c’était pourtant le casse parfait, cambrioler le milliardaire Bruce Wayne et gravir les échelons de la criminalité. Mais rien ne s’est passé comme prévu, le sang du majordome a coulé comme une offrande afin de s’offrir une place de choix dans le crime organisé. 

Une place au sommet grâce à ce butin, mais plus dure sera la chute et elle n’aura rien d’accidentelle. Car lors de cette fameuse nuit une force a été relâchée et elle réclame réparation… Un esprit vengeur dans le plus pur style des films d’horreur lorsqu’un groupe de personnes profanent un temple sacré, le manoir Wayne ici en l’occurrence, et s’attire les foudres de sa malédiction: le Batman. Afin de correspondre à cette définition, les co-réalisateurs se sont éloignés de toutes les itérations lives pour se rapprocher des incarnations du comics.

Visuellement, on croirait donc voir prendre vie les planches de Sam Keith ou de Kelley Jones. Ce dernier a notamment travaillé sur une version vampirique du personnage dans une trilogie de elseworld scénarisée par Doug Moench et où Batman était devenu un suceur de sang. C’est cette version qui s’en rapproche le plus, le design de son masque et ses grandes oreilles font écho à une paire de crocs prête à mordre lorsque sa silhouette se dessine. Il en est de même pour son comportement avec un Batman poussait dans ses derniers retranchements suite à la mort de son fidèle ami.

Barbu, négligé, agressif: l’homme a laissé place à la bête, ronger à l’extrême par son démon. Il ne prend pas de gants pour accomplir sa vengeance, littéralement. C’est à main nue qu’il s’en prend à ceux qui ont osé commettre l’irréparable et qui, forcément, attirent l’attention d’un certain clown. Car oui, même les croquemitaines ont leur pire cauchemar. Pire que dans toutes les versions connues, tous supports confondus, le Joker dévoile une nouvelle facette dont la principale source d’inspiration semble être les films Saw. Il y est vraiment machiavélique dans la description de ces derniers méfaits pour attirer l’attention du Dark Knight.

Car c’est bien de cela dont il est question finalement, une attraction / répulsion qui au centre du récit. Et pour reprendre les mots de sa tendre moitié, les réalisateurs fouillent l’âme de Batman avec les doigts. On y voit vraiment la relation ambiguë qu’entretiennent les deux antagonistes, jusqu’aux mots d’amour: je t’aime, moi non plus. Cette déclaration sous une pluie battante évoque directement les planches de Jim Lee et notamment le run Silence où l’on peut voir Batman battre à mort le Joker dans une ruelle. C’est cette même scène qui sera retranscrite à l’écran avec rage et fureur.

La dynamique de ce couple s’exprime à travers un acte de jalousie de la part du clown juste pour attirer l’attention de Batman, ce dernier ayant jeté son dévolu sur une bande de malfrats bas de gamme. Cet amour, loin d’être réciproque, est un aspect trop peu évoqué dans les comics et encore moins à l’écran. Le voir matérialisé de telle sorte et d’une manière aussi directe donne une autre dimension à cette paire. Et surtout une véritable identité à ce court-métrage. Loin de la version de Jack Nicholson ou de la performance d’anarchiste de Heath Ledger, celle de Matthieu Lemeunier mise sur l’amour à sens unique.

L’écriture de ce Joker est différente dans son comportement pervers, pour ne pas dire sadomaso, vis-à-vis de sa némésis. En fait si, on peut le dire, le Joker à des tendances sadomasochistes. Et la première à en faire les frais n’est autre que Harley Quinn. Comme l’indique judicieusement la citation qui vient clore cette histoire macabre: tout le monde voit rire le Joker, seule Harley le voit pleurer. L’amour est donc véritablement ce qui relie les personnages que ce soit celui de Bruce pour Alfred, Eddie pour Harley, Harley pour le Joker, le Joker pour Batman,… La figure géométrique du triangle amoureux est mise à mal dans cette configuration malsaine.

Quoi qu’il en soit, c’est véritablement Harley qui fait avancer l’intrigue grâce à sa connexion avec tous les personnages. Que ce soit auprès de Bruce à qui elle a réussi à récupérer la clé du manoir qu’elle a ensuite refilé à un braqueur avec qui elle couche… Cet enchainement d’événements va bien entendu amener le clown à faire son entrée, mais en chemin on croisera aussi une autre tête connue du Bat-universe: le Pingouin. En l’espace de quelques plans passant de l’obscurité à la lumière avant de disparaitre à nouveau, Oswald bénéficie d’une apparition soignée même si elle se limitera à ce simple caméo.

Idem pour Selina Kyle qui aura le droit à un name dropping ainsi qu’à des poignées de mains ligotées pour signifier sa capture… Et sa mise à mort par Harley Quinn en costume classique d’arlequin tel qu’on l’a découvert dans la série animée de 1992. Un accoutrement qui aurait pu paraitre ridicule sans la réalisation adéquate. En cela, il faut reconnaitre que le choix du noir et blanc permet de donner un bien meilleur rendu à ce genre de look sans que cela ne prête à sourire. Au contraire, cette production semble avoir suffisamment été réfléchie en amont pour tirer parti de son budget quasi inexistant, en tout cas pour aborder l’univers de Batman. 

Le filtre noir et blanc sert à uniformiser les plans tout en reflétant l’histoire sombre au possible, pour garder dans l’ombre une partie des costumes ou en les réduisant à des silhouettes, les décors qui se font minimalistes, les maquillages du Joker et du Pingouin tout en nuances de gris pour masquer la qualité des prothèses,… Cette orientation graphique s’inscrit donc en totale adéquation avec la réalisation. On retrouve même un gimmick cher à Sam Raimi avec l’utilisation de Une de journaux défilant en plein écran.

Mais lorsque l’on choisit de mettre en scène un héros de comics tel que Batman, on peut dire que la moitié du travail de composition est fait lorsqu’il apparait, tant il se prête extrêmement bien au money shot. On dit qu’un personnage devient une véritable icône lorsque l’on arrive à le reconnaitre grâce à une simple forme de son corps en contre-jour. Le chevalier noir a passé depuis bien longtemps l’épreuve du temps en s’imposant dans l’inconscient collectif du grand public et heureusement, car pas une seule fois on ne voit la lumière du jour dans ce court-métrage. Le Dark Knight se détache donc de l’environnement dans lequel il évolue de manière presque surnaturelle.

Il n’y a qu’à voir la manière dont il se déplace dans la scène de l’église pour s’en convaincre. Telles les pattes d’un arachnide, les excroissances de sa cape semblent douer de raison tandis que leur propriétaire perd la sienne. Complètement démesurée par rapport à la taille de son personnage, donc complètement fidèle à la version papier, cette cape reste sans arrêt en mouvement à l’image de celle de Spawn. Ce bout de tissu semble vivant lorsqu’il recouvre progressivement les rangées de bancs comme une marée dévastatrice pour une scène vraiment saisissante, et à la conclusion glaçante.

Cette cape est tellement imposante que le corps de Bruce Wayne y restera submerger sans que l’on ne puisse en voir plus. L’absence de budget confortable est à mettre au crédit de ce subterfuge, faute de pouvoir réaliser un costume digne de ce nom, mais cela permet surtout de se démarquer des autres incarnations live de la chauve-souris. Pas d’armure noire ou grise, la question est tranchée en le réduisant à une simple cagoule et une toile ailée. Même le célèbre logo n’apparait jamais afin de lui conférer une aura fantastique, véhiculant l’idée qu’il est lui-même un symbole.

On le distinguera tout de même lors d’un plan au-dessus d’une mer de nuages écarlates via la lumière du Bat-signal. Le nom de ce que les gangsters prennent pour un esprit vengeur, ou un croquemitaine, n’est lui non plus pas clairement cité. Il en est de même pour le titre du court-métrage qui ne mettra jamais en avant le nom de sa tête d’affiche. En 2008, The Dark Knight de Christopher Nolan avait déjà pris ce risque pour ce qui se révélera être un pari payant avec plus d’un milliard de recette au Box Office. Julien Mokrani et Samuel Bodin étaient loin d’avoir les mêmes obligations financières, leurs impératifs se situaient même à l’opposé puisque ne disposant pas des droits sur le personnage, ils ne pouvaient en tirer aucun profit.

Dans ce cas, à qui profite le crime? Il y a toujours eu une espèce de sous-entendu à propos des droits d’auteur. Une tolérance à partir du moment où ceux qui s’adonnaient à ce type d’exercice n’en tiraient aucun bénéfice. Au premier abord, les seuls à en tirer des avantages restent donc les studios qui profitent d’une publicité gratuite sur leurs propriétés intellectuelles sans pour autant dépenser le moindre centime. Mais c’est sans compter sur le nombre de vue, une compensation bien plus importante à l’ère des réseaux sociaux pour les réalisateurs en quête de visibilité. La rançon de la gloire en somme.

Le caractère non lucratif de ce genre d’oeuvre permet de s’approprier un univers sans avoir à en détenir les droits, faisant d’internet le refuge de la créativité lorsqu’elle ne peut s’exprimer pour un studio. Néanmoins, ce type d’exercice peut vite s’avérer frustrant pour le spectateur. Le format oblige à certaines restrictions et pour ma part j’aurais bien aimé un fan film uniquement sur la scène d’ouverture relatant le braquage, de sa conception à sa réalisation. Mais les conséquences de ce cambriolage sortent suffisamment des sentiers battus pour être saluées. 

Ashes to Ashes est donc une formidable carte de visite, véritable vitrine de leur savoir-faire et de leur esprit de débrouillardise pour compenser un manque flagrant de moyens. C’est loin d’être financé par Bruce Wayne et cela se traduit jusque dans l’histoire qu’ils développent avec trois truands sans le sou allant jusqu’à braquer le milliardaire de la ville. Le W trônant sur les grilles de la demeure pourrait tout aussi bien s’apparenter à Warner Bros auquel les deux cinéastes vont dérober la licence Batman pour se faire un nom dans le milieu. Bien qu’il ne soit pas à la réalisation, la voix off de Pascal Demolon n’est pas non plus à sous-estimer en tant que troisième larron de cette fine équipe.

Son timbre de voix possède un grain particulier qui ne peut que retenir notre attention lorsqu’elle nous invite dans ce conte pervers et moralisateur. En tant que spectateur, on est immédiatement captivé et tout ouïe pour se laisser malmener jusqu’au bout. Sans cette intonation machiavélique, nul doute que cette histoire n’aurait pas eu la même saveur ce qui en fait un élément essentiel à la narration, au même niveau que la mise en scène. Elle insuffle une dimension supplémentaire au montage, comme le regard d’un voyeur commentant ce qu’il observe sans y avoir été autorisé.

Nous sommes donc devant ce que l’on pourrait décrire comme étant un braquage cinématographique, une expression utilisée par la presse spécialisée pour définir une production sur qui personne n’aurait misé. Que ce soit devant ou derrière la caméra, cette mise en abime s’illustre même là où se tient le climax: dans un cinéma. Lieu symbolique entre tous et une place à part dans la mythologie du chevalier noir pour y avoir perdu ses parents après une séance, il ne reste plus qu’à Julien Mokrani et Samuel Bodin à poursuivre leur route jusque dans les salles obscures.

« ASHES TO ASHES » WINS!

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