
« BATMAN: CRÉATURE DE LA NUIT » VS PROCRASTINATION
Parce qu’il est le héros le plus humain, je fais partie de ces gamins qui ont toujours voulu devenir Batman. Malgré sa noirceur peu attrayante, je savais qu’il me suffisait de suivre un entrainement intensif pour parvenir à son niveau. Puis, lorsque l’on grandit et que l’on comprend ce que cela implique, c’est-à-dire devenir orphelin et accessoirement hériter d’une grande fortune, on revoit vite ses ambitions à la baisse. Personnellement, sacrifier mes parents m’auraient plus couté humainement que cela ne m’aurait rapporté financièrement. Bonjour le capital sympathie.
Sans compter qu’avec le nombre de milliardaires sur la planète, cela ne semble pas être qu’une question d’argent pour accéder au statut de chevalier noir. Jusqu’à preuve du contraire, aucun d’entre eux ne s’est lancé dans une reconversion pour devenir un super-héros. Ils ont déjà bien du mal à faire des dons à des associations pour réduire un peu la misère humaine, alors risquer leur vie pour autrui me semble improbable. Cela nécessite un engagement total de sa personne et la volonté de vouloir changer les choses. Ma détermination s’est vite contentée de collectionner tout ce qui se rapprochait, de près ou de loin, à l’homme chauve-souris, plutôt que de prendre une part active au changement.

Je me suis contenté de passer d’une lecture à une autre, suivant les aventures de ce personnage cher à mon coeur. Mais je savais que je n’étais pas le seul à avoir envisagé cette carrière de super-héros étant jeune, et il fallait bien qu’un jour ou l’autre, un auteur s’empare du sujet. C’est Kurt Busiek qui a matérialisé cette envie à travers le comics Batman: créature de la nuit. Le scénariste avait déjà abordé un concept similaire avec Superman: identité secrète, où un enfant vivait dans un monde où l’homme d’acier n’était qu’un personnage fictif, mais se découvrait à son tour le pouvoir de voler. Petit détail qui a son importance et qui lui vaut les moqueries de son entourage: il porte aussi le nom de Clark Kent.
Pour le coup, et malgré le culte qui entoure ce récit, c’est un traitement qui s’applique beaucoup mieux à Bruce Wayne puisque son alter ego ne dispose d’aucun pouvoir. C’est un récit qui se veut inscrit dans une certaine forme de réalisme, dans un monde proche du nôtre où aucun super-héros n’existe en dehors des pages de bandes dessinées, et c’est donc beaucoup plus cohérent en guise de postulat de départ. Pour autant, le récit va lui aussi bifurquer dans une forme de fantastique malgré les caractéristiques plus terre à terre du personnage. Un recours plutôt inattendu et pas forcément nécessaire au premier abord.

Bien des artistes ont traité le Dark Knight d’une manière ultra réaliste, Christopher Nolan en tête. Le cinéaste a tellement voulu inscrire cette icône dans un environnement plausible, qu’il a refusé de voir sa version du personnage rejoindre l’univers partagé qui était en train d’être mis en place à l’époque de sa trilogie. Une intention louable qui fait évoluer son Batman dans une réalité qui pourrait être la nôtre tant tout est expliqué, de son trauma à ses gadgets, pour suspendre notre incrédulité. Au contraire, Kurt Busiek utilise le même subterfuge que pour son Superman: identité secrète en ayant recours à la mise en abime.
Le Dark Knight n’existe donc qu’à travers les pages des comics, mais sert d’autant plus d’exemples qu’il n’est qu’un humain sous son masque. Dès lors, il est difficile de ne pas s’identifier à ce Bruce Wainwright. Pas d’homonyme ici donc, mais une espèce de variante qui s’en rapproche comme celles que l’on peut voir dans les Elseworlds sur le personnage. À l’incompréhension de ne pas avoir utilisé le nom de Bruce Wayne vient donc s’ajouter le fait de ne pas avoir estampillé ce one shot du sceau de ces récits en dehors de la continuité principale. À la place, Batman créature de la nuit fait partie des récits Black Label, une collection mettant en avant un contenu plus mature et adulte.

Cependant, cette catégorisation n’empêche pas l’intrigue de prendre place durant les jeunes années de ce Bruce, alors que son destin va rejoindre celui de son idole. Grand fan de Batman, il va alors se trouver plus d’un point commun avec cet être fictif, à commencer par le meurtre de ses parents la nuit d’Halloween. Inutile de préciser le choix du costume de celui qui allait devenir un orphelin, mais pas forcément l’héritier d’une grande fortune. Victime d’un cambriolage qui a mal tourné, son père et sa mère succombent à leur blessure, sauf leur enfant. En effet, lui aussi a été la cible de ces cambrioleurs et ils n’ont pas hésité à ouvrir le feu sur sa personne.
C’est avec ce genre de détail, qui ne s’embarrasse d’aucune morale propre au Comics Code Authority, que l’on comprend que le récit ne fera aucune concession. Une note d’intention qui nous écarte d’une notion de divertissement propre au comics books, pour n’être finalement pas si différente de notre réalité. Aucun rétablissement du jour au lendemain pour ce Bruce qui sortira du coma au bout de deux mois avant d’apprendre l’horrible nouvelle. Seul survivant de ce massacre, la perte de ses parents permettra de mettre en place le reste de la trinité telle qu’on la connait avec d’un côté son Alfred de service, qui est ici un oncle de la famille, et le fameux commissaire Gordon.

Ce dernier est d’ailleurs noir de peau, ce qui est une indication quant à la source d’inspiration du réalisateur de The Batman. Sans rien enlever au talent de Jeffrey Wright, qui a surement été choisi au regard de ses performances précédentes que pour ce genre de considération physique. Mais Matt Reeves ayant opté pour angle réaliste en appuyant le côté détective, il est permis de faire un rapprochement avec le contenu de ce comics et le dernier reboot en date. Pour ce qui est d’Alfred, contraction de Alton Frederick, il conserve la sagesse que procure le passage des années et se fait le conteur de cette histoire avant que Bruce ne vienne prendre le relai par intermittence.
À ces deux narrateurs va venir se joindre un troisième, moins bavard, mais plus obscur. Pourtant, c’est lui qui va apporter le plus de clarté au récit et c’est bien sûr Batman. Ou en tout cas l’incarnation qui en résulte dans cette réalité. Ici, il prend la forme d’une entité loin du costume que l’on connait en tant que lecteur, mais plus proche de ce que les criminels superstitieux sont censés voir lorsqu’ils y sont confrontés: une ombre. On fait sa connaissance dans un premier temps lorsque Bruce est plongé dans le coma, ce qui est déjà un premier indice sur la nature de ce Dark Knight. Mais avant de le voir évoluer pour de bon, il va falloir passer par les différentes étapes de l’Origin story du héros afin de le façonner totalement.

Une période qui passe par un rejet de son idole. En effet, il faut se méfier de ce que l’on désire et Bruce en a fait les frais en désirant plus que tout être Batman, et ce que cela pouvait impliquer pour son entourage. L’occasion pour lui de se rappeler que si l’homme chauve-souris avait réellement existé, il aurait été là au moment propice pour sauver ses parents de leurs agresseurs. Sa rage explose alors dans un lieu symbolique où il adorait se rendre pour y voir les chauves-souris: le zoo. Faute d’une chute dans une grotte sous le manoir familial, c’est donc cet endroit public qui fera office de rencontre avec les chiroptères.
En plus de réinterpréter ce moment décisif, iconiser par le comics Year One, on retrouve une atmosphère et une gamme de couleurs similaires à celles utilisées par Frank Miller sur la première année d’entrée en fonction du héros. En duo avec le dessinateur David Mazzuchelli sur cette réinvention datant de 1987, il y a cette noirceur que l’on retrouve également dans les planches de Créature de la nuit. John Paul Léon semble s’être grandement inspiré de cette oeuvre fondatrice pour donner vie à ce récit qui se veut réaliste dans son point de départ, mais surréaliste à mesure que l’on progresse à travers les quatre chapitres.

En effet, ce monde a beau être dépourvu du moindre héros, super ou non, il est tout de même question d’une silhouette fantomatique en forme de chauve-souris. Cet esprit vengeur n’est pas sans rappeler Batman Ego de Darwin Cooke, au scénario et au dessin. Cette courte histoire, mais non moins efficace, consistait en un trip hallucinatoire débouchant sur une conversation entre Bruce Wayne et son alter ego. Ici, ce Batman n’est pas très bavard, non pas pour coller au caractère mutique du Dark Knight que l’on connait, mais plus en raison de sa véritable nature.
La connexion qu’il entretient avec Bruce Wainwright est assez trouble et des scènes chez le psy contribueront à semer le doute sur son existence. Ces moments de discussion sont accompagnés d’allusions explicites afin de donner des repères au lecteur. Ainsi des références culturelles sont données comme le roman La part des ténèbres de Stephen King. Un exemple judicieux et pour ma part, je rajouterais le jeu vidéo Beyond two souls pour être encore plus explicite. Car c’est véritablement de cela dont il est question, d’une relation entre deux frères jumeaux dont l’un est mort-né, mais a continué à vivre en s’accrochant à l’hôte le plus proche.
C’est une manière astucieuse d’évoquer Thomas Wayne Junior, le frère de Bruce, qui a eu bien des versions sous la plume de différents auteurs, sans qu’une ne s’impose plus qu’une autre. Celle-ci a le mérite d’être originale et assez surprenante dans sa révélation. C’est la force de ce scénario qui puise dans la mythologie du chevalier noir pour mieux la revisiter. Des voyages scolaires, qui font office de tour du monde formateur, en passant par l’introduction d’un Robin, tout est parfaitement cohérent dans le cadre imposé par Kurt Busiek. L’auteur joue avec les codes de cet univers qu’un fan de Batman ne connait que trop bien, et qui donc ne pourra qu’être surpris.

Et cela ne se limite pas à plus de 80 années de publication, mais aussi aux coulisses de l’édition. Batman n’a pas toujours été un personnage adulé de tous, il a aussi eu son lot de détracteurs comme le psychiatre allemand Fredric Wertham. Ce dernier voyait ce comics comme de l’homo-érotisme poussant à pervertir la jeunesse. Cet appel au boycott, on le retrouve ici, mais pas avec sa relation avec Robin, qui est une jeune femme dans cette version, mais dans l’orientation sexuelle d’Alfred. Un détail plutôt bienvenu qui offre un nouveau regard sur le célèbre majordome, doublé d’une critique de notre société.
Kurt Busiek livre un script étonnant de bout en bout et aux apparences trompeuses. Un peu bavard dans la représentation des pensées de Bruce et son oncle, mais qui aurait mérité un illustrateur plus en adéquation avec son sujet. Il y a quelque chose de mystique que n’arrive pas à retranscrire Jean Paul Léon dans ses cases. Elles restent figer dans leur écrin, l’impression de mouvement en est absente, et par extension, la vie qu’elles contiennent. Pourtant, son trait reste lisible en toute circonstance, et l’artiste va même jusqu’à troquer son style graphique pour un autre en ouverture de chaque chapitre avec une couverture de comics vintage, sans pour autant réussir à captiver totalement.

Cet effort sur la mise en abime permet tout de même de se rendre compte que le héros qu’idolâtre Bruce Wainwright est une incarnation du Batman beaucoup plus lumineuse que ce que l’on voit actuellement. Malgré ce design typique des sixties, coloré à souhait, l’inconscient de Bruce donnera naissance à une forme ailée plus proche de Man-Bat. D’ailleurs, à part en toute fin, aucun méchant n’aura le droit à sa réinvention. En tant que némésis, le Joker s’imposait comme un choix logique, mais son absence, ainsi que le reste de sa galerie d’ennemi, indique que Bruce est son propre antagoniste.
Il doit faire face à ses propres pulsions, personnalisées par ce Batman à travers qui il voit tout. Son aspect y est moins humanoïde, plus bestial. C’est notamment accentué lorsque l’on voit cette créature de profil, plus proche d’un dieu égyptien comme Anubis que d’un faciès humain recouvert d’un masque. La technologie et les apparats ont donc laissé leur place à du surnaturel pur et dur, dans la lignée de l’hallucination du docteur Crane dans Batman Begins. Reste maintenant à savoir ce qu’il adviendra du personnage à l’issue de ce one shot.

Sachant qu’il vit dans un monde où les super-héros ne sont présents que dans les pages de comics, vit-il sur la même Terre que le Clark Kent d’identité secrète, également écrit par Kurt Busiek? Sont-ils amenés à se rencontrer? Sachant que ce Superboy en question a intégré la continuité principale lors de l’event Infinite Crisis, en sera-t-il de même à l’avenir pour ce Batman? Tellement de questions en suspends, alors que ce comics répond à une interrogation bien plus intriguante: si un fan de Zorro était devenu Batman à l’issue d’un traumatisme, alors qu’allait devenir un fan de Batman dans des circonstances similaires?
La réponse est là et elle offre des perspectives réjouissantes. Cette version a le mérite d’intriguer un fan absolu comme moi, qui a lu et vu tellement de versions différentes du personnage, qu’il était persuadé que plus rien ne pourrait le surprendre. C’était sans compter sur Batman créature de la nuit. Cela n’a rien d’une énième Origin story de plus, s’appuyant sur une zone d’ombre du passé du Dark Knight, c’est presque la naissance d’un nouveau super-héros à part entière.
« BATMAN: CRÉATURE DE LA NUIT » WINS!