« LA VIE RÊVÉE DE WALTER MITTY » VS PROCRASTINATION
Devant ceux qui s’endorment rapidement, il est toujours amusant de dire qu’ils sont des mystères vivants. Que contrairement à eux, nous ressassons tellement de choses durant notre journée qu’une fois dans notre lit, on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qui aurait pu se passer ou ce qui aurait dû se passer. Notre cerveau carbure à tel point que cela équivaut à écrire, réaliser un film et en faire sa promotion. L’expression « se faire des films » est tout à fait appropriée pour ce genre de personnes. Personnellement, j’en fais partie même si je me garde bien de me plaindre de mon imagination débordante de peur qu’elle ne disparaisse.
On fait tous ça au moins une fois par jour et de manière inconsciente. On s’imagine des choses, des reparties que l’on n’ose pas dire à son supérieur, on anticipe une situation, on se figure une version alternative d’un moment dans lequel nous sommes héroïques au lieu d’être simplement passif. Nous rêvassons à longueur de journée sans même nous en apercevoir, car cela fait partie de notre nature profonde. La seule chose qui nous divise c’est une fois que l’on est éveillé dans notre lit, généralement on dit que deux options s’offrent à nous: se rendormir pour continuer à rêver sa vie ou se lever pour aller vivre ses rêves.
Ben Stiller fait partie de ceux qui ont décidé de réaliser leurs rêves, mais aussi de devenir réalisateur. En effet, on le connait tous pour l’amuseur public qu’il est dans des comédies grand public, mais ce que l’on sait moins c’est sa passion pour la mise en scène. Très tôt dans sa carrière, il réalise des courts-métrages dans lesquels il joue et c’est cette dernière facette qui sera repérée et mise en avant dans nombre de productions. À ses débuts, il tient donc un petit rôle dans l’Empire du soleil de Spielberg tout en poursuivant ses ambitions de réalisation avec Disjoncté. Avec Jim Carrey en tête d’affiche, cela marque surtout sa première collaboration avec Owen Wilson.
Tous ces noms prestigieux ont eux aussi croisé la route de Walter Mitty lorsque ce remake du film de 1947 était encore en développement. Que ce soit avec Steven Spielberg derrière la caméra qui y voyait là enfin l’occasion de travailler avec Jim Carrey dans le rôle principal ou avec Owen Wilson qui récupéra le rôle après le désistement de ce duo, jusqu’à ce que lui aussi quitte le projet à son tour. Ben Stiller aura côtoyé chacun d’entre eux avant de tomber à son tour sur le script pour se l’approprier d’abord en tant qu’acteur puis en tant que réalisateur.
De Ron Howard à Gore Verbinski derrière la caméra, de Mike Myers à Sacha Baron-Cohen dans le premier rôle, le film aura subi d’innombrables réécritures avant de parvenir au grand écran. Si le principe reste le même, l’idée de départ a fait son chemin puisqu’à la base il s’agissait d’une très courte nouvelle de quelques pages par James Thurber. L’écrivain y dépeint alors un rêveur qui sera adapté une première fois au cinéma comme étant un jeune auteur travaillant en tant que correcteur dans une maison d’édition de Pulp Fictions.
Le parallèle entre ces histoires bon marché, dont les publications sont entre autres des récits de pirates ou de cow-boys, et ses rêves est donc tout trouvé pour amener le spectateur dans d’autres mondes fantasmagoriques. Un concept que l’on a depuis revu dans Narco de Tristan Aurouet et Gilles Lellouche sans que cette référence ne soit ouvertement citée comme source d’inspiration pour leur travail. Guillaume Canet y joue un dessinateur atteint de narcolepsie, une maladie qui provoque l’endormissement de manière instantanée et totalement aléatoire. Par ce biais, on se retrouve ainsi projeté dans ses rêves qu’il retranscrit dans ses bandes-dessinées une fois réveillé.
Autre film français jouant également sur ce registre, mais d’une manière bien plus poétique et subtile: Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Réalisé par Jean-Pierre Jeunet, le cinéaste avait très bien réussi à retranscrire cette sensation d’absence et notamment à travers la scène du souffleur de rues. Ce dernier est ce dont rêve d’avoir chaque timide afin de pouvoir bénéficier d’une réplique cinglante au lieu de se murer dans le silence et de s’écraser. Toujours plus dure est la chute pour les rêveurs et Walter Mitty se réclame de cette trempe.
Ces deux films précédents, emprunt de cet état de rêverie ambiant, ont beau être français, ce n’est pas dans l’hexagone que ce cinquième film de Ben Stiller se propose de nous faire voyager. Là, ce sont plutôt des contrées reculées qui s’offrent à nous comme l’Islande sans pourtant que cette destination soit la résultante d’un voyage intérieur comme nombre de ses fantasmes. Pour en arriver là, Walter Mitty sera amené à sortir de sa zone de confort alors que son emploi est menacé par un rachat de son entreprise. Et là, il ne s’agit pas d’un jeune auteur comme dans la toute première adaptation, mais d’un employé au service négatif du magazine Life.
Une différence notable de fonction, puisque peu propice à l’imagination contrairement au métier d’écrivain, quand bien même il était cantonné au rang de correcteur dans la version de 1947. Mais Walter Mitty étant passé dans le langage courant aux États-Unis pour désigner une personne dans la lune, voir mythomane, c’est un peu le John Doe des rêveurs. Il est multiple et cela peut être n’importe qui comme je le disais en introduction. Même un chat dans La vie secrète de Waldo Kitty, une série d’animation librement inspirée de la nouvelle de James Thurber.
Cette modernisation est donc tout aussi propice au changement pour s’adapter à notre société et notre mode de vie métro-boulot-dodo. C’est dans cette boucle qu’est enfermé le personnage incarné par Ben Stiller alors que le film commence. L’introduction donne le ton avec une réalisation impeccable et des plans posés que le montage laisse respirer. Cette mise en scène tout en sobriété correspond à la double casquette d’un artiste à la fois derrière et devant la caméra, voire au second plan. En effet, il n’est pas rare de voir Walter aller se réfugier dans le flou en arrière plan tandis que la mise au point de la caméra reste concentrer sur le premier plan.
Une mise en retrait de sa personne symboliser par cet éloignement de l’objectif et que l’on pourrait interpréter comme une piètre estime de lui-même. La scène d’ouverture confirme vite cet état de fait puisque nous assistons à une tranche de vie de Walter qui se retrouve à appeler l’assistance téléphonique d’un site de rencontre suite à un dysfonctionnement. À travers ces informations, le film participe à nous faire comprendre la psychologie du personnage comme étant quelqu’un de renfermer, timide, et cela de manière plutôt subtile pour une production hollywoodienne dont la foi en l’intelligence du spectateur est d’habitude inexistante.
Le jeu de Ben Stiller y est aussi pour beaucoup pour faire passer des émotions autres que les éclats de rire qui ont fait sa marque de fabrique. D’ordinaire ambassadeur de l’humour gras, il y est ici tout en retenu dans un rôle pas si différent de celui qu’il interprétait dans Polly et moi. En effet, Walter Mitty n’est pas très loin de son interprétation de Reuben Feffer, expert en assurance qui rejette tous élans d’improvisation afin de garder le contrôle sur sa vie. Cette rigueur est ici mise en contraste avec les rêveries dont il fait l’objet et qui permet à la réalisation de faire preuve d’excentricité.
Sortant de son carcan académique, la mise en scène se fait alors plus dynamique et allant même jusqu’à piocher dans la japanimation pour donner un rendu en live d’un manga pour certains cadrages. L’utilisation du plan-séquence offre aussi des moments assez rythmés même si la chute de ce genre de scènes refait tomber l’acteur / réalisateur dans ses vieux travers. Ce genre de séquences sont souvent sur le fil du rasoir en flirtant avec la poésie et le mauvais gout. L’accent grossier qu’il prend pour imiter un aventurier, la patte mécanique qu’il a confectionnée pour le chien amputé de son amour secret, cette parodie de Benjamin Button,… Des moments d’égarement qui heureusement ne reflète pas l’ambiance générale du film.
Ceux qui attendaient une comédie à l’humour bien lourd risquent d’être déçus tant le film est plus profond qu’il ne peut le laisser transparaitre au premier abord. À l’image de Walter finalement, ce personnage affronte déception après déception. Ces attentes se retrouvent la plupart du temps mises à mal par la réalité ce qui donne lieu à des situations conflictuelles. En effet, son supérieur n’est jamais bien loin pour l’humilier devant ses collègues dans ce qui est loin d’être une caricature de la vie de bureaux dans toute sa splendeur. Alors que le film débute et que l’on découvre son environnement de travail, responsable du service négatif pour le magazine Life, son emploi est menacé par des changements au sein de son entreprise.
En tant qu’intermédiaire privilégié avec le photographe qui alimente les couvertures du magazine, il lui revient de se mettre en quête du négatif manquant destiné au dernier numéro de Life. Cette responsabilité, il va la prendre afin d’échapper au nez et à la barbe, surtout à cette dernière absolument immonde, de son supérieur qui ne cesse de redoubler d’efforts dans le harcèlement. Joué par Adam Scott, l’acteur a tout du chef qui méprise ses employés et plus encore lorsqu’ils ne sont pas les siens puisqu’il est chargé de la transition entre le format papier du magazine et sa version numérique sur internet.
Une conversion qui va inévitablement voir nombre de personnes perdre leur emploi durant cette période, dont la femme qu’il aime en secret et qu’il avait tentée de contacter via un site de rencontre. Cette situation précaire va amener Walter à se rapprocher du service dans lequel elle opère afin d’élucider l’affaire du négatif manquant sans en alerter sa direction. Sur un coup de tête, il décide de suivre une piste qui va le mener jusqu’en Islande sur les traces du photographe Sean O’Connell. À partir de ce moment, les absences oniriques du héros se font beaucoup plus rare puisqu’en faisant le choix de partir, il est en train de vivre ses rêves d’aventure.
Pour appuyer cette prise de décision soudaine, cette renaissance correspond au jour de son anniversaire. C’est à partir de ce moment que le personnage semble se libérer de ses entraves et que ses failles se révèlent. Et pour comprendre pleinement le film, il faut prêter attention aux petits détails dont l’histoire regorge sans pour autant les exposer de manière frontale dans la narration. Des choses qui peuvent paraitre anodines ou relevées de la sous-intrigue, comme tout ce qui concerne le piano, sa mère et sa soeur, sont en fait extrêmement importantes. Cela permet d’appréhender le récit dans son ensemble qui réclame toute l’attention de son spectateur pour être compris.
Si il y a bien une thématique qui relie tous ces éléments, c’est bien celle de la figure paternelle. L’absence du père de Walter, mort lorsqu’il était jeune, a contribué à façonner le personnage que nous rencontrons lorsque nous prenons son histoire en cours de route. Ce père représente à lui seul le coeur du film sans que sa présence ne nous soit imposée une seule fois. À l’image de Walter, le scénario est aussi timide dans ses indices que le personnage qu’il dépeint. Cela faisait longtemps qu’un film grand public, où chaque étape est prémâchée à l’attention du spectateur pour qu’il n’ait pas à réfléchir, n’avait pas été aussi sobre dans sa narration.
C’est peut-être d’ailleurs ce qui aura participé à signer l’échec du film. Cette absence d’accompagnement du public, en somme comme un papa qui prend un enfant par la main pour tout lui expliquer, est assez révélatrice de la façon dont nous consommons de la culture. Et en l’absence de père au sein de l’intrigue pour l’expliquer, les révélations ne sont pas aussi explicites par rapport à des productions similaires. Il appartient au spectateur de comprendre les tenants et aboutissants de ce besoin d’accomplissement de Walter qui est directement lié à ce parent.
Le décès de son père a été l’élément déclencheur de ce qu’il est devenu, loin de l’enfant à la coupe iroquoise qu’il arborait d’après les photos de famille. À partir de là, son chemin de vie a bifurqué très jeune vers une vie bien rangée afin de subvenir au besoin de sa famille, faute de liquidité pour en assumer la pérennité. En tant qu’homme de la famille, c’est un dévouement qui l’aura profondément changé et que sa soeur n’aura pas eu à subir puisque l’on peut remarquer, à chacune de ses apparitions, qu’elle a gardé ce grain de folie qui fait tellement défaut à son frère.
Pourtant ce changement radical de personnalité aurait pu être évité grâce à un petit détail: le piano. Cadeau de son père à sa mère, on voit Walter à plusieurs reprises s’affairait pour placer sa mère dans un nouvel appartement suffisamment grand afin qu’elle puisse toujours avoir le souvenir de son mari à travers cet instrument de musique imposant. De son point de vue, elle refuse de s’en séparer par pur sentimentalisme, mais et si finalement c’était lui qui y était le plus attaché?
Au cours du film, plusieurs inserts sont faits sur une feuille remplie de lignes de comptes et de calculs afin qu’il puisse financièrement assumer cette dépense d’argent pour placer sa mère dans un autre logement. Un endroit plus grand qui puisse aussi accueillir cet imposant piano alors que sa propriétaire n’y semble pas particulièrement attaché. L’une de ces scènes de réflexion prend notamment place en Islande dans une pizzéria « Papa Johns » et l’on apprend lors d’un coup de fil à Cheryl, la femme qu’il courtise, que c’était dans cette même chaine de restaurant qu’il avait décroché son premier emploi.
Lorsque finalement au retour de son périple, bredouille, décision est prise de vendre ledit piano, on apprend de la bouche de la mère que cela a rapporté une sacrée somme d’argent. Impossible alors de ne pas mettre cette information en corrélation avec les soucis financiers de l’époque qui aurait pu être épargnés si la famille avait procédé à cette vente plus tôt. Walter n’aurait alors jamais eu à renoncer à ses ambitions et aurait pu s’adonner à son projet de tour du monde. Un rêve que son père l’avait encouragé à réaliser puisqu’il avait offert à son fils un carnet de route à cet effet.
Mais ce piano a beau avoir une valeur sentimentale énorme, au point d’être un poids mort, un boulet que Walter traine, il est aussi à prendre pour ce qu’il est: un instrument de musique. Cette dernière est une part importante du film, car elle est ce qui donne de la force au personnage pour s’accomplir. Que ce soit sur Wake Up du groupe Arcade Fire ou la reprise de Space Oddity, c’est à chaque fois une chanson qui illustre ses prises de décision. Les envolées lyriques lui donnent l’élan nécessaire pour prendre l’avion et partir à l’autre bout de monde ou le courage nécessaire de monter dans un hélicoptère piloté par un ivrogne.
Ce superbe morceau de David Bowie marque son saut dans l’inconnu, il devient alors ce Major Tom à qui tout est possible lors de cette formidable séquence. C’est fou comme une musique peut nous donner le courage nécessaire pour accomplir des choses et nous avons tous déjà vécu cela au moins une fois. Chez Walter, cet aspect est directement lié au piano bien sûr, mais aussi surement à son éducation puisque sa soeur possède le même attrait, en témoigne sa participation à une comédie musicale sur Grease.
Cette soeur est le vestige de ce qu’il aurait dû être en termes de caractère et de personnalité et le cadeau qu’elle lui offre pour son anniversaire n’a rien d’anodin. Il s’agit d’une figurine qu’il possédait étant petit et dont les membres s’étirent comme des élastiques. À l’image de ce jouet, Walter est quelqu’un de malléable et qui s’étire pour joindre les deux bouts pour contenter tout le monde. Sa décision d’échanger cette poupée contre une longboard marquera une nouvelle étape pour se délester d’une partie de son passé.
Il en découlera un sentiment de liberté lors d’une descente sur une route en zigzague que Ben Stiller semble avoir lui-même réalisé malgré les dangers évidents. L’impression de vitesse n’arrange rien à la prise de risque pris par celui qui m’avait fait tellement rire en tant que doublure cascade pour Tom Cruise dans Mission Impossible 2. Ce moment d’ivresse n’a rien de gratuit puisqu’il permet au personnage de renouer avec ses racines de casse-cou du temps où son père était encore en vie.
Après un retour à la case départ son chemin le mènera finalement jusqu’en Afghanistan où il retrouvera le fameux photographe. Incarné par Sean Penn, difficile de ne pas voir toutes les séquences précédentes menant jusqu’à lui comme des références appuyées à Into The Wild (jusque dans l’écriture du carnet de voyage, offert par son père, en surimpression sur l’écran tandis que Walter arpente le paysage), qu’il a lui-même réalisé. Un film lui aussi très accès sur la figure paternelle et c’est finalement ce que symbolise le photographe Sean O’Connell pour Walter Mitty. Il a cette espèce de sagesse que Walter respecte, car ce correspondant à l’étranger a placé cette confiance en lui pour tirer le meilleur de ses photographies.
La dernière d’entre elles, qui est l’objet de tous les désirs, tant elle est désignée sous le terme de quintessence par son auteur, est enrobée de mystère. C’est clairement le McGuffin qui fait avancer le film jusqu’à ce moment crucial où il nous est révélé que la pellicule numéro 25 se trouvait avec toutes les autres dans le colis à l’intention de Walter. À l’intérieur se trouvait aussi un portefeuille en guise de cadeau pour leur dernière collaboration et c’est à l’intérieur de celui-ci que se trouvait le cliché manquant.
Un portefeuille qu’il a fini par jeter comme on jette l’éponge à trop vouloir atteindre un but et ne pas réussir: en l’occurrence ici, retrouver la trace de O’Connell. Cet accessoire pratique par excellence partait d’une bonne intention en se servant de sa fonction pour y glisser un objet de valeur comme cette dernière photo, mais c’est aussi tout simplement un symbole d’argent. Là où l’on remise ses économies telles que celles qui ont fait défaut à Walter à la mort de son père. Tout trouve donc ici une concordance, une harmonie que l’on doit à la finesse d’écriture de Steve Conrad.
Le scénario qu’il signe est construit de manière très intelligente et se prête très bien à un revisionnage pour en voir les détails cachés comme ceux que je viens d’analyser. Mis en image par Ben Stiller, ses mots sont également visibles à travers les décors du film où la devise de Life s’inscrit sur les murs des bâtiments ou les routes lorsque la mise en scène prend un point de vue zénithal.
Voir le monde, ses contrées les plus dangereuses, voir au-delà des murs, regarder de plus près, aller à la rencontre de l’autre et ressentir. Voilà le but de la vie. LIFE
Un mantra que l’on croirait tout droit sorti de Star Trek dans leur manière d’inviter à l’aventure. Ainsi le décor est souvent complice avec le spectateur par le biais d’inscriptions tout comme le générique l’avait inauguré en ouverture. Et alors que le long-métrage se referme, il nous est enfin révélé la teneur de cette fameuse quintessence.
Cette photo aurait pu demeurer dans l’ombre tel un mystère afin que chaque spectateur puisse se l’imaginer selon sa propre définition du terme. Mais il en a été décidé autrement. Après avoir autant capitalisé dessus, au point d’être le moteur de l’histoire, cette révélation aurait pu faire l’effet d’une amère déception. Ne pas la montrer aurait pu aussi être une source de promesse non tenue par le film si le choix avait été de la montrer hors champ. La solution qui a été choisie reste dans la lignée de ce jeu de piste puisqu’il permet de remettre en perspective tout le film pour un nouveau visionnage à la recherche des indices que l’on aurait raté.
Le négatif numéro 25 se révélera donc être une photo de Walter Mitty. Posé sur le rebord de la fontaine en face du siège du magazine, il est observé par l’objectif de Sean O’Connell comme un animal curieux. Dès lors, il est crucial de rembobiner le film afin de comprendre l’une des plus belles transitions menant d’une scène à une autre. La séquence en question se passe au début de l’histoire lorsque Walter prend conscience qu’il manque un négatif et, regardant à travers la pellicule, décide de sortir devant le bâtiment. Ce passage d’un endroit à un autre se fait par le biais de la pellicule à travers une mise en image certes jolie, mais surtout très intelligente au regard de la révélation: il fait partie du négatif 25, il représente la quintessence de Life.
On comprend alors qu’en se mettant à la recherche de ce McGuffin, Walter était littéralement à la recherche de lui-même. De ce qu’il était étant enfant. En donnant un sens à l’ensemble du film, qui n’en manquait pas pour autant, ce cliché fait office de victoire pour le personnage. Il est en couverture d’un magazine dont le dernier numéro est consacré à ceux qui l’ont fait. Pour en arriver là, le personnage aura dû se livrer à une profonde introspection, à un voyage autant intérieur qu’extérieur. Son évolution est palpable tout au long de l’histoire par le biais de la mise à jour de son profil du site de rencontre comme des points de compétence que l’on acquiert.
Tel un personnage que l’on upgrade, ce n’est finalement pas si différent de Matrix auquel est fait une jolie référence. En effet, en Islande le choix lui est donné de choisir entre deux voitures pour poursuivre son périple, une rouge et une bleue. Tout comme Néo face aux pilules, il choisira la rouge afin de sortir du rêve et entrer de plain-pied dans la réalité. En faisant ce choix qui le fait sortir de sa routine, il décide d’arrêter de rêver sa vie et de vivre ses rêves. Une thématique fort à propos jusque dans le titre et qui trouve écho tout au long de ces séquences fantasmagoriques.
Tout comme son personnage de Walter Mitty, Ben Stiller a bien des cordes à son arc en tant que personne pour remplir un profil. Ses expériences sont nombreuses et ce film prouve qu’il a la stature d’un véritable auteur. De ceux qui sont en accord avec leur sujet au point de tourner entièrement en pellicule afin d’être raccord avec le propos du film. Ce support magnifie les paysages naturels pour lesquels l’équipe a fait le déplacement plutôt que de tourner en studio avec des fonds verts. Là, la verdure est bien palpable et voir Walter déambuler est un appel à l’évasion.
Ben Stiller a filmé son personnage comme Sean O’Connell l’aurait fait en tant que photographe, avec patience afin que celui-ci se révèle tout doucement comme le fantôme des montages. Contrairement au photographe de terrain qui avoue ne pas toujours appuyer sur le déclencheur de l’appareil photo afin de savourer le moment, le réalisateur en est revenu avec un long-métrage de presque deux heures qui représente la quintessence de son travail pour sa carrière.
Le cinéaste y a capturé des instants de vie, il a suivi à la trace cet homme qui profite de la moindre occasion pour s’effacer dans le fond de l’écran. Il a épié le quotidien d’une personne qui exerce un métier en voie d’extinction comme certains animaux le sont eux-mêmes. Ce passage du physique au numérique pour son emploi lui fera prendre le chemin inverse concernant sa vie sentimental en passant d’un site de rencontre à l’aveu de ses sentiments à celle qu’il aime. Le dernier numéro de Life Magazine qu’il découvre avec Cheryl, et avec étonnement, confirme qu’il ne faut pas juger un livre à sa couverture.
Walter est plus que l’image qu’il renvoie tout comme son alter ego Ben Stiller n’est pas seulement un humoriste. Et lorsque l’on sait à quel point le comédien était proche de son père, lui aussi acteur, les thématiques de ce film font de celui-ci une oeuvre beaucoup plus personnelle qu’elle n’y parait. Les scènes où le personnage évolue avec le fils de Cheryl prennent un autre sens en faisant de Walter une figure paternelle à son tour. Lorsqu’il lui montre des figures de skateboard où qu’il lui offre une planche, il s’agit là d’attentions qui n’ont pas forcément pour but de séduire la mère de l’enfant, mais de partager un moment comme aurait pu le faire son père avec lui.

J’ai bien conscience que tout ceci fait office de psychanalyse de bas étage, mais je tenais à offrir une nouvelle grille de lecture à tous ceux qui ont vu le film. Je suis sûr que Walter Mitty et ses rêves auraient fait de parfaits sujets d’expérience pour Freud qui avait fait des songes sa spécialité. Faute de mieux, j’ai fait de mon mieux pour décortiquer cette oeuvre qui recèle encore nombre d’interrogations comme ce changement de format d’écran à l’occasion de l’ultime plan avant le générique. Des secrets comme cela, il y en a encore beaucoup à découvrir.
Lors de la promotion, Ben Stiller a dit vouloir raconter une histoire sur ces personnes qui sont dans l’ombre et qui exercent un métier pour lequel elles ne sont pas reconnues à leur juste valeur. Si l’on peut reconnaitre les qualités générales du film à l’acteur / réalisateur, celles-ci ne seraient rien sans le scénario écrit par Steve Conrad. Même si j’en ai très peu parlé, ce n’est que justice de lui redonner l’importance qu’il mérite avec ce récit portant sur cette thématique. Quoi qu’on en pense, scénariste reste une profession très sous-estimée dans l’industrie du cinéma et aucun film ne verrait le jour sans eux.
Cet auteur a eu l’opportunité de voir les personnages de ses scripts incarnés par rien de moins que Nicolas Cage et Will Smith dans respectivement The Weather Man et A la recherche du bonheur. À son tour, Ben Stiller fait désormais partie de cette catégorie de protagonistes que Steve Conrad se plait à écrire. Des monsieur tout le monde qui traversent l’existence en la subissant jusqu’à ce qu’une remise en question vienne les sortir la tête de l’eau. Ainsi le petit quotidien de leur vie ordinaire se voit bouleverser pour le meilleur comme Walter Mitty a pu en faire l’expérience.
Au final, sans rien enlever au travail de transposition à l’écran par son réalisateur, si le film détone autant dans sa filmographie c’est parce qu’il est le fruit de son auteur. Même en étant passé par le filtre de la forte personnalité de Ben Stiller, il y a toujours l’empreinte de son scénariste et de ses thèmes de prédilection. Donc s’il y en a bien quelqu’un qui peut revendiquer la paternité de cette histoire c’est bien Steve Conrad.
« LA VIE RÊVÉE DE WALTER MITTY » WINS!