« LES COMBUSTIBLES » VS PROCRASTINATION
Amélie Nothomb a la réputation d’écrire quatre livres par an, et de n’en publier qu’un à l’arrivée. Les combustibles a donc fait partie des heureux élus à voir le jour. Mais aussi court que soit cet ouvrage, avec moins d’une centaine de pages, son contenu profite d’une mise en abime avec la productivité de son autrice. En effet, celle-ci a choisi pour sujet l’objet qu’est le livre en tant qu’énergie fossile. Pour en arriver à une telle extrémité, son récit se déroule lors d’une guerre dont on ne connait pas l’enjeu, mais qui pousse les rares survivants à se réchauffer. D’une manière ou d’une autre.
Et lorsque le lieu principal se trouve être la bibliothèque d’un appartement, il est difficile de faire abstraction du contenu sur les étagères. Surtout lorsque ces dernières ont déjà été brulées pour réchauffer l’atmosphère. Autour de ce feu, loin d’être de joie, un professeur, son assistant et une élève. Ensemble, ils vont confronter leurs arguments sur le sacrilège que peut représenter la mise au bucher des plus grandes oeuvres littéraires de l’histoire de l’humanité. Avant d’y être contraint, et se lancer dans une espèce de sélection. Pour être tout à fait franc, je ne connaissais pas 99% des oeuvres qui sont cités.

Et pour cause, à part L’illiade et L’odyssée, ils n’existent pas. En effet, après quelques recherches infructueuses de peur de passer à côté de nombreux sous-entendus, de ceux qui font gagner au texte bien des niveaux de lecture, je n’ai pu que constater leur inexistence. Amélie Nothomb a donc eu le bon sens de ne pas utiliser des auteurs réels comme cible pour son autodafé. Dès lors, cette histoire pourrait s’adapter à n’importe quel genre littéraire selon les préférences du lecteur. Il pourrait s’agir de classiques de la science-fiction, du fantastique, voir même des comics.
Toujours est-il que les ouvrages fictifs au coeur de l’intrigue, le sont également cher au coeur de celui qui les possède. Tout indique dans sa personnalité que ses gouts sont ceux d’un grand collectionneur. D’une certaine manière, le professeur va se retrouver confronter à la fameuse interrogation qui veut que l’on choisisse un seul ouvrage à emporter sur une ile déserte. Un choix assurément cornélien, car lorsque l’on relit ce que l’on possède avant de passer à l’acte, tout à coup, on ne les trouve plus aussi mauvais. Au contraire.

On se trouve tout un tas d’excuses. À une échelle moindre, cela revient à statuer sur un livre que l’on est sur le point de revendre, de donner, de prêter. Il y a un aspect sentimental qui entre en jeu. Ainsi, ce n’est plus le contenu de l’ouvrage en question qui fait office de jugement, mais le contexte dans lequel on l’a lu. Lors d’une rupture, un cadeau offert par un être cher, un oubli de la bibliothèque… Mais qui dit livre fictif, dit une époque qui l’est tout autant. Cette absence de repère temporel suscite alors deux théories tout aussi valables l’une que l’autre.
Soit le récit se déroule dans une réalité alternative, à une époque pas si lointaine de la nôtre, soit c’est tout le contraire et il s’agit bien de notre timeline mais à une date tellement lointaine que les auteurs dont elle parle n’existent pas encore. Les deux hypothèses sont plausibles dans ce cadre intimiste. Après tout, Amélie Nothomb ne donne aucune indication concernant le contexte dans lequel se déroule cette guerre. Il pourrait tout aussi bien s’agir d’une guerre passée, que d’une pure invention fictive pour poser son décor.
Nous n’avons aucune idée de l’identité des opposants, ni même des raisons de ce conflit. Quant au froid qui règne, l’hiver nucléaire pourrait tout à fait servir de justificatif. Autant qu’une période de l’année en particulier, voir même une cause du dérèglement climatique. On peut d’ailleurs retrouver cette situation dans le film Le jour d’après de Roland Emmerich. Dix ans après Les combustibles, le réalisateur reprendra une situation quasi-similaire à l’occasion d’une scène où les personnages s’interrogeront sur quels livres doivent être sacrifiés pour une parcelle de chaleur.

Mais ici, point de monuments détruits ou de scène de destruction. Du moins, ce n’est pas ce à quoi l’on assiste puisque la narration se focalise sur l’aspect humain. C’est ce background assez flou qui m’a incité à reléguer au second plan les oeuvres littéraires au centre de bien des discordes. Car plus qu’un livre sur les livres, Les combustibles se révèle être avant tout un débat d’idées. Chaque intervenant se confronte à son interlocuteur dont la narration se fait sous la forme d’une pièce de théâtre. Et pour cause, s’en est une à la base. Les dialogues sont donc d’une grande importance dans ce huis clos.
Tout ce qui se dit ne sort pas de cette pièce, mais m’a donné l’impression d’être avec eux. Chaque réplique sonne juste et les enchainements sont toujours très fluides. Le trio dispose d’une répartie cinglante, et deux d’entre eux ont eu un bon professeur en l’occurrence. Les élèves ont même dépassé le maitre. Celui-ci se voit donc contraint de regarder une partie de sa collection partir en cendre. À chaque fois, il y a va de son petit commentaire pour exprimer à quel point ce qui se produit est un sacrilège à ses yeux. Malgré tout, cela permet de rehausser la température de quelques degrés là où le froid s’est installé avec la guerre.
Dans un monde au bord de l’implosion, ce loisir est devenu autant un luxe qu’une manière de passer le temps. Ce paradoxe m’a notamment fait penser à l’un des twists les plus célèbres de la série La quatrième dimension. Dans l’épisode Question de temps, Henry Bemis peine à trouver du temps pour lire, jusqu’à ce qu’une apocalypse le laisse pour seul survivant. Libéré de ses obligations, il a alors tout le loisir de lire encore et encore. Mais en récupérant son butin dans les débris d’une bibliothèque, ses lunettes se brisent par inadvertance. Cruel. À notre époque, on pourrait rapprocher cela d’une liseuse contenant des tas d’ouvrages, mais aucune prise pour charger l’appareil.

Des milliers de bouquins numériques qui n’offriraient aucune source de chaleur dans le cadre des Combustibles. Une fin cruelle donc, qui pourrait définir l’état d’esprit des personnages. Mais avant d’aboutir à une conclusion poétique, véritable impasse scénaristique doublée d’une belle réflexion sur le pouvoir des mots, la sélection reste néanmoins difficile. Séparer les oeuvres qui méritent de leur offrir quelques instants de chaleur, quand d’autres attendent leur tour. Un sursis le temps de les relire, avant d’alimenter le feu qui crépite. Tous vont y passer, le tout est de savoir dans quel ordre.
Dans ces instants de réflexion, tels des avocats défendant leur client, les esprits s’échauffent alors autant que les corps. Plus encore lorsque la jeune femme du groupe en vient à sous-entendre que le sexe pourrait être une source de chaleur alternative. Entre un assistant qui couchait avec son élève en temps de paix, et cette même élève qui fait des avances au vieil enseignant pour satisfaire son besoin de se réchauffer, ce triangle est loin d’être amoureux. Cela ne rend leurs interactions que plus intéressantes. Complexes. De sexe et d’âges différents, chacun se bat pour sa propre cause, guider par son instinct de survie.

Cette part animale se manifeste notamment dans le désir de vouloir se réchauffer. Un besoin vital activé par leur cerveau animal, mais leur néocortex reste suffisamment lucide pour faire preuve de raisonnement. Nous sommes donc invités à suivre le cheminement de leurs pensées, tout en se demandant pour qui l’on prendrait parti si l’on devait prendre part à ce genre de discussion. Plus que ça, on se surprend surtout à extrapoler ce qu’il pourrait advenir de notre propre personne dans cet environnement. En ce qui me concerne, c’est surtout la notion de postérité qui s’est manifestée.
Que lèguerons-nous aux générations futures si tous les livres sont détruits? D’un autre côté, dans le cadre d’une guerre, l’histoire est toujours réécrite par les vainqueurs donc à quoi bon… Une forme d’impasse qui va au-delà de l’instant présent, là où sont les personnages. Ils vivent tous au jour le jour, sans savoir de quoi sera fait l’avenir, ni même s’ils seront toujours de ce monde. Cela prend notamment la forme d’un dilemme par rapport à l’incertitude de cette situation. La guerre peut s’arrêter du jour au lendemain, tout comme elle peut durer encore des années. Pour ce qui est de l’endroit où ils se cachent, ce lieu peut être bombardé du jour au lendemain.
Se pose alors la question de gérer intelligemment cette ressource que sont les livres. À savoir tous les bruler en même temps pour profiter d’une dernière flambée en ne sachant pas de quoi demain sera fait, ou attendre qu’une bombe détruise la totalité des ouvrages sans avoir pu profiter de cette chaleur. De quoi se faire des noeuds au cerveau entre vouloir profiter de ses propres biens, et ne pas les perdre inutilement lors d’une attaque ennemie. C’est comme faire une promesse sur l’avenir. Moi qui suis plutôt prévoyant, voilà qui m’a mis dans l’inconnue la plus totale. C’est à ce genre d’investissement que l’on reconnait un grand livre, même si sa faible épaisseur indique le contraire.

Nul doute que dans le contexte de sa propre histoire, Les combustibles aurait fait partie des premiers livres à être jeté aux flammes. Une flambée qui aurait offert un sursis de bien courte durée si l’on s’en tient à la pagination. C’est néanmoins le sort réservé aux auteurs grand public si l’on suit le raisonnement de l’autrice à travers ses personnages. Mais si cette situation devait se produire, il est toujours bon de rappeler qu’Amélie Nothomb a en réserve bien des livres non publiés, et qui ne le seront pas de manière posthume selon ses dires. Il y a donc de quoi joindre l’utile à l’agréable en alimentant la cheminée et lire Les combustibles au coin du feu pour se mettre dans l’ambiance.
« LES COMBUSTIBLES » WINS!