
« LITTLE GOTHAM » VS PROCRASTINATION
De 7 à 77 ans, c’est ce que l’on dit pour définir quelque chose d’inter-générationnelle. De par sa longévité de plusieurs décennies, Batman fait partie de ce cercle très prisé. Sa carrière est suffisamment longue pour qu’il ait eu l’opportunité de s’adresser à tous types de publics. Au cours de ses publications, le personnage a lui-même su se renouveler en fonction des lecteurs de son époque. Tantôt enfantin, lorsqu’il y a eu l’instauration du Comic Code Authority, tantôt adulte en renouant avec ses racines plus sombres.
Ce genre de récits est même devenu la base de la production actuelle. Paradoxal pour un super-héros né sur un format s’adressant en priorité aux enfants. Mais de sous culture à un art reconnu, les comics ont bien évolué entre temps. Tout comme ce personnage emblématique. C’est comme s’il avait grandi avec son lectorat. Dès lors, pour les enfants désireux de s’investir dans ses aventures, il fallait souvent se rabattre sur des productions antérieures. Et dont les sujets étaient loin d’être en phase avec notre époque.

Pour les plus déterminés, ils pouvaient toutefois y trouver leur compte en se tournant vers les autres membres de la Bat-family. Des jeunes recrues aptes à inspirer les nouvelles générations. Une identification qui ne vient pas pour autant remplacer l’homme chauve-souris. Malgré tout, il est difficile de renouer avec les récits légers d’antan sans dénaturer cette icône. Sans trahir l’essence même de ce qui le constitue. Rétrospectivement, même en opérant un retour en arrière dans l’enfance du personnage, dans le cadre d’un récit moderne, ce n’est pas forcément plus accessible.
Les aventures d’un jeune Bruce Wayne ne sont pas très adaptées étant donné son passif d’orphelin. D’ailleurs, selon les versions, l’assassinat de ses parents dans une ruelle intervient vers l’âge de 7 ans. Soit l’âge de raison. C’est à cet âge que nait Batman en tant que symbole dans son identité, et l’on peut aisément extrapoler une mort aux alentours de 77 ans après une vie d’épreuves. Cette dernière tranche d’âge a donc de quoi se mettre sous la dent pour assouvir sa soif de récit mature, ou pour satisfaire sa nostalgie, mais qu’en est-il des premiers?

En tant que grands enfants, Derek Fridolfs et Dustin NGuyen vont venir répondre à cette interrogation. Sans pour autant exclure les adultes. Une prouesse qui prend la forme de Little Gotham. Ce recueil se compose de 24 petites histoires qui s’étalent sur toute une année. Le calendrier y est donc passé en revue pour en ressortir les dates marquantes, et les réinterpréter à la sauce Dark Knight. Bien entendu, c’est Halloween qui ouvre le bal et qui est le plus à même de s’adapter aux décors de Gotham.
Mais il y a aussi des fêtes moins connues en France, mis à part par l’intermédiaire de séries ou de films américains qui les ont popularisées, comme Thanksgiving par exemple qui fait l’objet de deux récits. D’autres pays sont mis à l’honneur comme le Mexique avec Cinco de Mayo qui, en toute logique, est centrée sur Bane. Des dates plus familières pour le public francophone sont tout de même parsemées comme l’incontournable Noël. Mister Freeze y est touchant à souhait dans cet environnement dans lequel il peut se fondre. Sans mauvais jeu de mots.

Le Nouvel An sera quant à lui l’occasion de voir une virée entre filles (Harley, Poison Ivy et Catwoman), tandis que la saint Valentin se penchera sur la relation très particulière entre le Joker et sa dulcinée. Les deux tourtereaux seront également de la partie pour la fête nationale. Le passage des saisons et les changements d’heures qui vont avec ont également droit de citer, tout comme la fête des mères et des pères. Cette dernière est d’ailleurs particulièrement savoureuse en mettant en scène Barbara Gordon et le commissaire du même nom, ainsi que Ra’s Al Ghul et Talia.
Une thématique que l’on retrouve également tout au long des histoires où Batman et Damian interagissent. À ce niveau, on n’atteint pas le run de Peter Tomasi sur le dynamique duo en ce qui concerne la relation père / fils, mais c’est déjà pas mal. Il faut dire que Damian est loin du sale gosse créé sous la plume de Morrison. Le scénariste Derek Fridolfs a réussi à cerner la psychologie de ce personnage pour le rendre turbulent juste ce qu’il fallait. Et non sans clore ses récits par une petite morale. Quitte à s’adresser aux enfants, autant le faire en leur montrant l’exemple.
Les situations sont donc variées pour parvenir à ce résultat, même si certaines fêtes inspirent plus le duo puisqu’elles disposent d’une seconde partie. Ce n’est pas le cas pour Pâques, mais d’une certaine manière, cette chasse aux oeufs de Pâques s’étend à la quasi-totalité du recueil. En effet, les easter eggs sont légion entre les enfants costumés en héros ou vilains de chez DC à Halloween et à la Comic Con, Alfred dans une parodie de Green Hornet, l’apparition de Superman et de Lobo, le port de la chapka comme dans Red Son, et bien d’autres Elseworlds: Batman Dracula, Kingdom Come…

D’autres incarnations du chevalier noir sont également visibles dans cette foire aux costumes, du plus violent au plus kitsch: l’armure d’Azrael, lorsqu’il a repris le flambeau suite à la convalescence de Bruce, et le Batman Zebra. Tout cela confère un autre niveau de lecture pour les fans à la recherche de la moindre référence en mode détective. Pour autant, ce mélange d’influences ne dépareille pas grâce au style de Dustin NGuyen. Vu par le prisme d’une forme de cartoon japonais appeler chibi, l’artiste utilise ce mouvement graphique pour un tout parfaitement cohérent.
Il a au moins le mérite de ne pas avoir cédé à la mode du manga pour attirer les plus jeunes. Et pour cause, ce style visuel n’est pas celui que l’on peut voir dans d’autres de ses oeuvres. Toujours chez Batman, il a notamment illustré Street of Gotham dont les personnages ont des proportions tout à fait normales. Comme quoi, il sait s’adapter à son sujet. En dehors de la juridiction de Gotham, et de DC Comics, il a aussi contribué à donner vie à Descender scénarisé par Jeff Lemire. S’il y a bien un point commun entre tous ces titres, c’est bien la colorisation.
Pour Little Gotham, l’artiste déploie une palette de couleurs dans des tons pastel. Mention spéciale au chapitre réservé à l’automne et qui met en scène Poison Ivy: Dustin NGuyen y est à son meilleur. Les planches y sont tout simplement superbes grâce à l’utilisation de l’aquarelle. De la peinture à l’eau qui donne un côté rassurant aux dessins, comme si un enfant s’était chargé de coloriser chaque case. Un enfant très doué quand même. Quoi qu’il en soit le talent est là, et je suis moi-même le premier surpris à adhérer à cette proposition artistique.

Il faut dire que je partais avec un sacré à priori négatif. Moi qui suis un adepte des récits se déroulant sur le long court jusqu’à aboutir à un climax explosif, j’y ai quand même trouvé mon compte. A contrario, ces histoires indépendantes et courtes, pour un temps d’attention qui l’est tout autant pour le public ciblé, m’ont amusé. Je recommande d’ailleurs de ne pas lire Little Gotham d’une traite, mais de le savourer en piochant au hasard des pages. Dans l’ordre ou dans le désordre, tout en se gardant bien le dernier chapitre pour la fin. Un bien beau moment de poésie.
Car oui, plus que les situations loufoques, c’est surtout une certaine forme de légèreté qui en ressort. Cela contraste totalement avec la mythologie de Batman, mais le duo à l’oeuvre a réussi à en détourner les codes d’une bien belle manière. Pour le fan que je suis de l’homme chauve-souris, j’étais quasi-certain de détester cette version à base de toons. À première vue, cela allait beaucoup trop loin dans l’infantilisation du Bat-verse. Surement des mauvais souvenirs de ma lecture de Gotham Academy.

Mais le combo illustration / narration, proche des contes, a eu raison de moi. Tellement, que je verrais bien ces personnages faire l’objet d’une série animée pour les voir en mouvement. Le seul reproche que je pourrais faire, c’est que malgré cet aspect parfois méta, le scénariste ne soit pas allé jusqu’à proposer une histoire prenant place durant le Batman Day. Après tout, lui aussi dispose de sa propre journée, mais comme pour la saint Valentin, les fans n’attendent pas ce jour en particulier pour célébrer ce héros.
« LITTLE GOTHAM » WINS!