« LUCY » VS PROCRASTINATION
Faut-il être intelligent pour écrire une histoire sur le thème de l’intelligence? Voilà une question qui aurait pu être posée pour une épreuve de philosophie. Un paradoxe qui relève plus de la question rhétorique puisque l’une des règles en matière d’écriture est d’écrire sur ce que l’on connait. Encore faut-il bien se connaitre, ne pas trop se surestimer et se comparer aux autres afin de se définir comme une personne au-dessus de la moyenne. De quoi ressentir le syndrome de l’imposteur rien qu’à l’idée de poser les premiers mots sur le papier… À moins d’avoir le carburant nécessaire.
Dans le film Limitless, le personnage d’écrivain joué par Bradley Cooper se servait d’une drogue pour se donner l’intelligence suffisante afin de pondre un chef d’oeuvre littéraire. Toutefois, ce long-métrage de Neil Burger s’éloigne très vite de l’aspect artistique pour se concentrer sur la loi des nombres et plus précisément la finance. Car oui, bien souvent lorsque l’on parle d’intelligence, c’est surtout pour décrire une personne douée en mathématique. Le terme de calcul mental a beaucoup contribué à propager cette image d’un scientifique jonglant avec les chiffres pour équilibrer des équations sur un tableau.
Celle du joueur d’échecs est également très en vogue, toujours plusieurs coups d’avance au point de devoir penser comme son adversaire pour le contrer. Mais comme l’a développé Howard Gardner en 1983, il y autant de définition à l’intelligence que de types d’intelligences différentes: logico-mathématique, verbe-linguistique, musicale-rythmique, corporelle-kinesthésique, visuelle-spatiale, interpersonnelle, intrapersonnelle et enfin naturaliste-écologiste. Au nombre de huit, il s’agit de nuances dont sont également pourvus les oeuvres qui nous instruisent chacune à leur manière, et bien souvent, sans même que l’on ne s’en rende compte.
On retrouve donc les productions dites ingénieuses dans leur confection comme en font souvent preuve les films à petit budget pour compenser leur manque de moyen. Les artistes s’agitent alors en coulisse en mettant à l’épreuve leur jugeote pour trouver le moyen de transposer leur vision. C’est généralement lors de ce genre d’occasion que la créativité s’exprime pleinement, lorsqu’elle est confrontée à des obstacles d’ordres financiers. Que ce soit en ayant recours au format du found footage ou en utilisant le noir et blanc, le savoir-faire d’une équipe technique est souvent mis à rude épreuve pour rentrer dans le budget alloué.
Ça, c’est derrière la caméra. Puis il y a des films qui mettent des génies devant leur caméra pour en raconter leur vie de manière romancée. Qu’ils soient réels ou imaginaires, Will Hunting, Jobs, The social network et j’en passe, nous dépeignent le quotidien de personnes qui se sont fait connaitre grâce à leur potentiel intellectuel. Cela n’en fait pas pour autant une bonne histoire, même si je voue un culte à ceux que j’ai cités, mais la présence de ces êtres hors du commun donne un cachet particulier aux films qui les mettent en scène. Comme une sorte d’approbation dans l’inconscient collectif du spectateur.
Il en est de même pour les films qui se donnent des airs d’intellectuel en compliquant une intrigue pourtant assez simple au demeurant. Les dialogues, bien que débités dans la langue du spectateur, sont alors complètement incompréhensibles. On ne peut que se sentir exclu devant son écran et généralement ce type de production met plus à l’épreuve l’attention du spectateur qu’elle ne challenge son intelligence. Il est alors nécessaire d’avoir un niveau d’étude supérieure ainsi qu’un mode d’emploi pour pouvoir prétendre y comprendre quelque chose.
Si l’on ne dispose pas du bagage nécessaire, cette exclusion amène à une conclusion erronée. En effet, puisqu’ils dépassent nos compétences intellectuelles alors ces films sont forcément plus intelligents. Parfois, c’est le cas, bien souvent ce n’est que de l’esbroufe puisque le principe même de l’intelligence n’est pas de rendre les choses compliquées, mais de les dépouiller de ce qui les empêche d’être simples. En cela réside la compréhension d’une oeuvre, du moins si elle souhaite se faire comprendre du grand public. Ce qui devrait être le cas lorsque l’on décide de la partager.
Certains films arrivent même à créer un lien avec leur public au-delà du générique. Ils amènent à la réflexion, à se poser des questions, à élaborer des théories sur des aspects de l’histoire restés en suspend ou qui suscite notre curiosité. À titre d’exemple, je considère des films comme Memento, plus largement la filmographie de Christopher Nolan, comme du cinéma intellectuel. Le cinéaste a toujours eu à coeur de ne jamais sous-estimer l’intelligence du spectateur et c’est ce qui fait son succès depuis des années. Ses histoires sont toujours une invitation à se mettre au niveau pour en comprendre les différents niveaux de lecture.
Pour ma part, j’ai forgé mon intelligence avec de nombreux films qui se sont fait le relais d’un certain savoir. En les regardant, j’y ai appris des choses que j’ai eu à coeur de transmettre à mon tour. Ce sont des oeuvres qui apprennent quelque chose aux spectateurs, que ce soit sur lui, ou sur un sujet bien précis, et de ce fait rend plus intelligent. Ou moins bête, selon l’estime que l’on a de soi. Une série comme Hannibal regorge d’anecdotes passionnantes sur la cuisine tandis The Big Bang Theory utilise l’humour pour distiller des connaissances au fil des épisodes et des saisons.
Mais lorsque je taxe un film d’être intelligent, ce n’est pas parce que je ne le comprends pas, mais parce qu’il me surprend. Parce que je ne parviens pas à deviner la suite des événements qui pourrait découler d’une suite logique. Le genre du Whodunit en particulier s’arrange toujours pour prendre une longueur d’avance sur le spectateur, ou de l’orienter sur une fausse piste, afin de le surprendre comme il se doit. M. Night Shyamalan s’est par ailleurs fait toute une réputation dans le domaine du retournement de situation final amenant à revoir ses longs-métrages sous une autre perspective.
Il y en a un que je ne me lasse pas de voir et de revoir, même si j’en connais tous les coups de théâtre et qui a contribué à établir une sorte de standard en termes d’intelligence: Matrix. Je ne parle pas du film culte que tout le monde connaissait avant même de l’avoir vu et qui n’a pas pu l’apprécier à sa juste valeur. Je parle de cette production sortie en 1999 et dont personne ne savait rien. Les bandes-annonces n’avaient alors rien d’explicite quant au contenu dudit film et c’est de surprise en surprise que je suis allé lorsque je l’ai vu pour la première fois au cinéma. Tel Néo apprenant le kung-fu grâce à une prise directement branchée sur son cerveau, je venais de découvrir mon film fétiche.
Les critiques se sont alors extasiées de manière unanime devant cet ofni pour avoir sollicité leur intellect. Mais s’ils sont capables de porter au nu, et à juste titre, le chef d’oeuvre des Wachowski, ils sont tout à fait aptes à enfoncer les films qu’ils n’estiment pas dignes de leur intelligence. Ceux qui n’ont été qu’une perte de temps à leurs yeux. Pourtant c’est bien de cela dont il est question, plus que d’intelligence, dans le dernier film de Luc Besson: le temps. Même pour juste quatre-vingt-dix minutes de leur vie, des critiques sont prêtes à perdre bien plus d’une heure pour pondre un papier négatif à l’encontre de celui qui aura eu l’affront de les embarquer là-dedans.
Luc Besson en a fait les frais à de multiples reprises au cours de sa carrière et l’histoire semble se répéter pour son seizième film. Comme tout le monde, le cerveau du cinéaste se compose d’un hémisphère droit et d’un hémisphère gauche. L’un est accès sur la logique tandis que l’autre s’oriente plus vers la créativité. Ainsi, lorsqu’il fait appel à la logique, c’est pour le bon fonctionnement de sa société Europa Corps avec des productions dont la qualité diffère, mais qui assure une certaine rentabilité. Ces scénarios signés de son nom sont donc des séries B dont les pitchs de départ sont très vendeurs pour lui assurer un succès commercial, mais de ce fait, l’expose aussi à de nombreuses critiques.
La faute à des histoires aux facilités scénaristiques et aux clichés tous plus prévisibles les uns que les autres. Luc Besson semble assumer cette casquette, mais derrière celle-ci se cache également un cerveau tout ce qu’il y a de plus créatif. Ainsi lorsqu’il fait appel à cette imagination débordante, c’est pour son propre compte et Lucy en fait partie. Basé sur une théorie, faisant débat dans la communauté scientifique, qui spécule que nous n’utilisons que dix pour cent de notre cerveau, c’est sur ce postulat que repose toute la trame. Le réalisateur et aussi scénariste a mis des années avant de concrétiser cette idée jusqu’à l’écran, mais entre temps cette hypothèse a été démentie puis reléguée au rang de mythe.
Ce concept se présente donc au public avec un temps de retard, mais finalement plus le récit se déroule plus on comprend que cette légende urbaine n’est pas le propos central. C’est plutôt la temporalité et en cela ce retard est plutôt raccord avec celui dont a fait preuve la thématique mise en avant. Et s’il y a bien un qui fait autorité en la matière, grise, au point d’avoir vu son cerveau suscité les convoitises puis volé après sa mort, c’est bien Albert Einstein. On disait de lui qu’il utilisait plus de dix pour cent de son cerveau et cette anecdote sert également de fil conducteur à la série Kyle XY. Sorte de John Doe pour adolescent, on y suit Kyle qui sait tout sur tout, mais surtout qui n’a pas de nombril.
C’est là tout le mystère de la série jusqu’à ce que l’on apprenne qu’il faisait partie d’une expérience basée sur l’intelligence d’Einstein. Selon la mythologie de la série, ce génie serait plus intelligent parce qu’il serait resté plus longtemps dans le ventre de sa mère, et de ce fait son cerveau se serait développé plus que la normale. Une théorie intéressante dont on retrouve la symbolique dans Lucy. En effet, pour le personnage incarné par Scarlett Johansson, c’est comme une seconde naissance lorsque le sachet de drogue caché dans son abdomen se déverse dans ses organes. Plus précisément là où aurait pu se développer un bébé.
De plus, cette substance illicite, ici appelée CPH4, est faite à partir d’hormones sécrétées par une femme enceinte lors de sa quatrième semaine de grossesse. Au détour d’une réplique débitée par le médecin qui lui extrait le sac de stupéfiants, on apprend que derrière cette dénomination se cache ce qui permet aux enfants de fabriquer leur os. Et qu’accessoirement cela à la puissance d’une bombe atomique. De quoi justifier les futures aptitudes de Lucy qui sera capable par la suite de modifier ses particularités physiques comme de manipuler le temps. Et c’est surtout de cette dernière donnée dont il est question, plus que de l’intelligence.
Einstein avait décrit la théorie de la relativité de la manière la plus simple qui soit: poser les mains sur une femme pendant une heure vous semblera une minute, laisser vos doigts coincés pendant une minute dans une porte et cela vous semblera une heure. Ainsi, de la manière dont on a réceptionné le film, en passant plus d’une heure avec Scarlett Johansson ou si l’on est réfractaire au message du long-métrage au point de s’être pris la porte du sujet et d’avoir les doigts coincés dedans, l’expérience aura été bien différente. Mais les deux ne sont pas incompatibles. Ils sont même complémentaires s’il s’agit d’une femme qui a les doigts coincés dans une porte, ce qui est le cas pour Lucy qui doit faire face à une course contre la montre.
Celle-ci débute alors qu’elle doit remettre une mallette dont le contenu lui est inconnu et dont le destinataire l’est tout autant. Et pour cause, c’est à cause d’un homme avec qui elle a sympathisé la veille qu’elle se retrouve embrigader de force dans cette histoire. Menottée à l’attaché-case, elle n’a alors d’autre choix que d’obtempérer pour libérer ses doigts de cette porte symbolique. Cela passera par une rencontre avec la mafia coréenne dans un immeuble de Taiwan. À cet environnement urbain, le montage intercale des plans de la savane où un prédateur et sa proie sont censés évoquer le piège qui se referme sur Lucy.
Cette utilisation d’images dans le style documentaire animalier est suffisamment évocatrice pour que l’on puisse en comprendre les enjeux. C’est alors que la différence entre une bête et être bête se révèle très fine puisque l’on considère les animaux inférieurs à notre espèce en termes d’intelligence. Après tout, Einstein, comme à son habitude, avait su simplifier cela à travers citation: dite à un poisson de grimper à un arbre et il se sentira bête toute sa vie. Un concept qu’est en train de vivre l’héroïne tandis qu’elle fait face à des hommes auxquels elle ne peut obéir, non pas par refus de s’exécuter, mais parce qu’elle n’en comprend pas la langue.
Ceci n’est pas sans rappeler une situation que l’actrice a déjà vécue dans une autre de ses vies cinématographiques: Lost in translation. Ce film écrit et réalisé par Sofia Coppola est entièrement consacré à cette perte de repère dans une ville dont on ignore tout jusqu’au dialecte. Pareil à Bill Murray, l’actrice est toutefois loin d’être aussi drôle que son ancien partenaire de jeu lorsqu’il s’agit d’exprimer son incompréhension. Elle ne comprend rien à ce qui lui arrive, pas plus que ce qui se dit autour d’elle. Encore une fois, cela fait appel à la notion de savoir et donc d’intelligence: elle ne sait pas parler coréen.
Cette mise en abime avec sa filmographie n’aurait sans doute pas été possible si Angélina Joli avait accepté l’offre que lui avait fait Luc Besson jusqu’à ce que Scarlett Johansson entre dans la danse des négociations. Nul doute que la hype autour du Marvel Cinematic Universe et son rôle de Black Widow ont du pesé dans la balance en guise d’argument commercial. Ceux de cette mafia coréenne le sont tout autant, mais loin d’être légaux. Un business autour de la drogue et dont elle va être une employée contre son gré en devenant une mule. Encore une fois, ce terme fait référence à la fois à l’animal, mais aussi aux passeurs permettant de faire entrer de la marchandise sur un territoire.
Pour celle qui a été révélée dans L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux, ces interlocuteurs sont loin de faire preuve d’autant de diplomatie. Mais entre temps, un traducteur a permis à Lucy et aux spectateurs de prendre l’ampleur des événements dans une scène plutôt intense qui précède l’ouverture de la valise. Une opération chirurgicale plus tard, c’est un autre traducteur, interprété par Julian Rhind Tutt, qui viendra informer Lucy et les autres touristes réquisitionnés pour l’occasion de la mission qui leur incombe. L’acteur y est absolument savoureux dans sa façon de dédramatiser une situation tout ce qu’il y a de plus angoissante.
Et cela ne va faire qu’empirer lorsque, alors en transit avant de retourner dans son pays d’origine, Lucy va subir les coups de son tortionnaire pour avoir refusé de répondre à ses avances. Un viol finalement avorté, mais qui verra tout de même naitre une nouvelle forme de vie. En effet, tandis que le contenu du sachet de drogue se répand dans son organisme, la gravité se détraque dans la pièce dans laquelle elle est retenue et enchainée. Une mise en scène déjà vue dans d’autres films, mais qui ici illustre des bouleversements intérieurs. Ainsi, on comprend que les changements ne vont pas seulement être d’ordre intellectuel, mais vont aussi mettre à mal les lois de la physique.
C’est à partir de là que le compte à rebours commence en prenant la forme d’un pourcentage affiché à l’écran. Une sorte de barre de chargement qui ne va cesser de progresser et se rappeler au spectateur par intermittence. Cela permet de prendre la mesure des pouvoirs de Lucy qui ne font que grandir. L’héroïne embrasse alors complètement son statut, puisqu’en déversant de la drogue dans son abdomen, elle devient littéralement de l’héroïne. Même si ce n’est pas cette substance en particulier parmi toute la gamme sur le marché, ce double sens colle à merveille au personnage. Autant pour ce que cela confère de manière temporaire que pour le potentiel autodestructeur.
On va d’ailleurs en avoir un aperçu lors du deuxième acte qui verra Lucy se mettre à la recherche du personnage de Morgan Freeman. Ce dernier est un scientifique spécialiste du cerveau qui est de passage dans la capitale française pour une conférence sur son travail. C’est à partir de là que le film retrouve ses racines françaises tout en quittant cette influence à la Léon et Nikita dont cette production se réclame en utilisant un nom comme titre. Pour cette deuxième partie, le cinéaste avait évoqué une source d’inspiration proche de celle de Inception dont on avait déjà pu voir une mise en scène similaire avec une inversion de la gravité dans la pièce où elle était retenue captive.
Là, il n’est aucunement question de rêves emboités les uns dans les autres, mais plus d’une ambiance globale rappelant le chef d’oeuvre de Christopher Nolan. Ce dernier s’était aventuré dans la capitale pour de nombreuses scènes dont notamment la Sorbonne où viendra se clore Lucy. Mais avant cela, elle devra s’adjoindre les services d’un policier pour faire face à la mafia coréenne qui elle aussi est de passage à Paris pour récupérer sa cargaison depuis que leur chef a eu la visite surprise de Scarlett Johansson. En effet, elle est arrivée à un stade où il lui est possible d’influer sur son propre physique ou encore lire dans les pensées d’autrui.
Cette particularité lui a permis de savoir où se trouvaient les autres mules, mais c’est aussi son point faible. Tandis qu’elle fait usage de ces capacités, elle perd de son humanité c’est pourquoi le policier incarné par Amr Waked ne peut même pas prétendre à la place de Love interest malgré un baiser échangé. En tout cas pas au sens où on l’entend. Devant l’interrogation de l’inspecteur Pierre Del Rio sur les raisons de sa présence à ses côtés, elle se justifiera en disant qu’il est nécessaire pour l’aider à se souvenir de ce que c’est qu’être humaine. Si c’est être capable d’aimer, alors cette fonction d’intérêt amoureux est à prendre au sens le plus littéral possible.
Jamais il n’outrepassera ce rôle malgré l’autorité qu’il est censé représenter. Tel un spectateur, il assiste aux exploits de Lucy sans pouvoir y faire grand-chose et les obstacles disposés sur sa route arrivent à peine à la freiner. Les hommes de main du mafieux sont ainsi expédiés au plafond comme de vulgaires marionnettes. Malgré l’entrainement dont elle a pu bénéficier dans l’écurie Marvel pour les besoins du rôle de la veuve noire, jamais elle ne se livrera à un combat au corps à corps. Comme si le film se refusait à faire étalage de ce que tout le monde a déjà vu pour aller à l’essentiel.
D’ailleurs, si l’on prend exemple sur la grande majorité des histoires, elles suivent toutes le même schéma classique qui voit le héros se confronter à un ennemi contre lequel il n’a aucune chance, jusqu’à ce qu’un retournement de situation en sa faveur vienne inverser la tendance. Ce suspense permet de maintenir éveiller l’attention du spectateur et pourtant là, il n’y a rien de tout ça. Cette absence d’une opposition digne de ce nom pourrait être vue comme le défaut majeur de Lucy, mais ses intentions semblent tout autre. Et c’est peut-être ce qui a causé autant de tort au film à sa sortie face à un public dont les repères ont été chamboulés.
Si l’on garde la même thématique, même Bradley Cooper dans Limitless se voyait opposer à une menace, équivalente ou supérieure, avec les effets secondaires liés à l’ingestion de NZT. Encore une fois, la thématique du temps était présente dans ce film de Neil Burger qui proférait à Eddie Mora une intelligence décuplée, mais non moins temporaire. S’en suivaient alors une gueule de bois légendaire et des pertes de mémoire de plus en plus fréquentes. À cela, il fallait ajouter un créancier qui allait lui aussi avoir accès à cette drogue et faire figure d’ennemi.
Cette surenchère était ce qui permettait de tenir le public en haleine jusqu’à sa résolution et c’est en partie pour cela que ce même public n’a pas adhéré à la proposition de Luc Besson. La base de la base d’une histoire est de créer du conflit afin d’avoir quelque chose à résoudre. De proposer une quête difficile afin que, dans l’adversité, le protagoniste principal puisse évoluer. Lucy évolue, c’est un fait, en acquérant de nouvelles aptitudes, mais elle ne les gagne pas à l’issue d’une série d’épreuves. Elle s’en sert pour passer à l’étape suivante de son voyage initiatique avec une facilité déconcertante, nuance.
Elle est une véritable force de la nature que rien ne peut stopper, même si cela la tue à petit feu. Si Lucy a bien une faiblesse en tant que personnage de fiction, c’est bien d’avoir le syndrome de Superman. Avec une telle panoplie de pouvoirs à sa disposition, l’homme d’acier est quasiment invulnérable, mais pour avoir une longévité telle qu’on la connait en comics ou en film, il a fallu lui ajouter des faiblesses. Ainsi, aussi puissant soit-il, Kal El se retrouve vulnérable à la Kryptonite, à la magie, il est incapable de voir à travers le plomb,… Lucy n’a rien de tout ça mis à part le temps comme ennemi.
Ainsi, c’est plus subtil puisque les adversaires disséminés sur son parcours ne sont pas là pour l’arrêter, mais juste pour la retarder. Ce ne sont que des grains de sable destinés à enrayer la mécanique de son horlogerie. Son temps étant limité, cette perspective change la donne. Le conflit auquel Lucy doit faire face est donc interne puisqu’elle se bat contre son propre métabolisme qui s’écroule à mesure qu’elle gagne en puissance. Cette supériorité sur le genre humain va de pair avec la présence de l’inspecteur Del Rio à ses côtés. Son incompréhension sert de référent au spectateur puisqu’il nous est impossible d’éprouver de l’empathie pour l’héroïne.
Sa dernière démonstration de sentiments remonte alors à l’appel téléphonique qu’elle avait passé à sa mère alors qu’elle ouvrait les yeux sur ce qu’elle était en train de devenir. Depuis cette scène, le jeu de Scarlett Johansson n’aura rien laissé transparaitre et le public se sera peu à peu détaché de ce personnage froid pour qui l’on ne ressent rien, puisque rien ne peut lui arriver. Impossible d’éprouver de la peur pour une femme qui se contente de traverser le film d’un bout à l’autre en balayant les ridicules obstacles sur son chemin. Elle qui était la plus faible des Avengers, car humaine, est maintenant en position de force pour tous les affronter.
Elle est l’égale d’un dieu et cette déesse rappelle le Dr Manhattan dans Watchmen. Pas seulement parce que la drogue avec laquelle elle fait une overdose est de couleur bleue, mais surtout parce qu’il en résulte un même comportement. Celui d’une personne incapable d’éprouver des sentiments, car, ayant accès à des ressources infinies, plus rien ne la surprend. Le temps était également au centre des préoccupations du Dr Manhattan et tandis qu’il s’installait sur Mars pour confectionner une structure qu’il décrivait comme étant une horloge sans horloger, Lucy construit une nouvelle génération d’ordinateur contenant l’intégralité du savoir.

Cette création prend alors forme entre les murs de la Sorbonne, lieu hautement symbolique puisqu’il s’agit d’une institution consacrée au savoir par excellence. À partir de là, Lucy ira bien au-delà de Mars en s’aventurant aux confins de la galaxie jusqu’à remonter à avant le Big-bang. Mais avant d’être confrontée à ce trip psychédélique dans un univers négatif, Lucy se déplacera à travers le globe jusqu’à atterrir en plein Time square qui est the place to be pour remonter le temps. L’occasion d’assister à un timelapse composé d’Indiens et d’un dinosaure sur le point d’en faire son repas avant qu’elle ne se téléporte de nouveau.
Durant ces brefs instants qui empruntent un peu au cinéma de Terrence Malick, on peut voir le jeu de Scarlett Johansson retrouver de cette innocence qu’elle avait au début de l’aventure. Le montage se fait d’ailleurs le miroir de cette introduction en nous donnant à revoir celle avec qui Lucy partage son prénom et qui est connue comme étant la première femme dont les fossiles ont été retrouvés. Une rencontre avec cet ancêtre qui se soldera par une reproduction d’une peinture de Michel-Ange: la création d’Adam. Né de ce toucher divin selon la religion, cela confirme le statut de déesse du personnage avant qu’elle ne s’embarque dans un voyage purement métaphysique.
Propulsée dans l’espace, Lucy assiste alors aux prémisses de la réalité telle qu’on la connait. En réponse à la division des cellules qui ouvrait le film, dans le même style que ce qu’avait pu proposer Prometheus, on assiste à la même chose à une tout autre échelle. Le microcosme et le macrocosme se retrouvent ainsi mêlés pour relater la naissance de tout à travers un processus qui rappelle celui d’une fécondation humaine. Des espèces de spermatozoïdes se dirigent ainsi vers un vortex avant de nous donner à voir des éruptions telles que celles qui éclatent à la surface du soleil sous la forme d’arc.
Avec une telle imagerie, difficile de ne pas évoquer 2001 l’odyssée de l’espace et Luc Besson avait bien cette référence à l’esprit lorsqu’il a conçu cette séquence hors norme. Cette oeuvre de Stanley Kubrick est tellement fondatrice dans l’histoire du cinéma, que l’on ne peut qu’être comparé à celle-ci lorsque l’on s’essaye à ce genre de délire créationniste. Même Christopher Nolan s’y est essayé avec Interstellar face à une presse titrant qu’il était en train de faire sa propre odyssée de l’espace. Mais même si 2001 faisait partie des notes d’intention de Besson pour ce dernier acte, Lucy reste pourtant raccord avec le reste de sa filmographie.
En parallèle de ce moment de poésie visuelle, tandis que Scarlett Johansson se métamorphose à coup de tentacule évoquant Venom et une modification de sa peau qui prend une couleur ébène, le chaos règne dans les couloirs de la Sorbonne. La mafia coréenne, menée par leur chef qui a fait le déplacement, est venue pour obtenir réparation et cela passe par la démolition des locaux. Une fusillade comme Luc Besson en a le secret et qui culmine par un final dans une pièce entièrement blanche. Semblable à ce que l’on peut voir dans Matrix, ce genre d’endroit, où l’horizon n’existe pas, créait un sentiment de déconnexion lorsque l’on passe d’un décor à un autre.
Accompagné par la musique d’Éric Serra, cela rappelle indéniablement une autre de ses compositions phares qu’était le cinquième élément. On retrouve de cette magie où la mise en scène et la bande originale ne font qu’un, chose que le cinéaste avait un peu perdue avec la deuxième partie de sa carrière. Celle-ci avait amorcé un virage après une pause de six années, qui séparaient Jeanne d’Arc de Angel-A, sans que l’on ne retrouve le Besson des débuts. Lucy est donc une héritière directe de Leeloo, plus que de l’australopithèque éponyme, à tel point qu’elle pourrait elle aussi faire figure de cinquième élément en guise de rempart contre le mal (ici symboliser par l’ignorance, en opposition à la connaissance).
Pour preuve, une fois le compte à rebours arrivé à échéance et les 100% atteints sur la barre de chargement, elle se réduit elle-même à l’état de clé USB. Ce mini monolithe n’est bien sûr pas sans rappelé celui de 2001 l’odyssée de l’espace, mais aussi les différentes pierres représentant les quatre éléments que Korben Dallas doit récupérer pour enrayer la fin du monde. C’est là qu’encore une fois Luc Besson défi les conventions puisque non content de proposer un personnage dénué d’émotions, il fait d’elle un macguffin à part entière. Pire encore, cet artefact nous est révélé comme le Saint-Graal entre les mains de Morgan Freeman alors que ni lui ni le personnage principal n’était à sa poursuite.
Pour que cela fonctionne au coeur d’une intrigue, l’objet en question doit devenir le moteur de la quête d’un ou des personnages. Cette clé USB nous est agitée sous les yeux pour ce qu’elle représente, le savoir absolu, mais ne provoque pas chez nous un sentiment d’accomplissement. Puisque nous ignorions qu’il s’agissait là d’un but à accomplir. Difficile donc de s’émerveiller devant quelque chose que l’on n’attendait pas de la part d’une héroïne que l’on n’arrivait pas à cerner. Ces raisons ont fait que Lucy reste un film complexe à appréhender, car en dehors du schéma narratif classique qui a été utilisé par Luc Besson lui-même dans de nombreux scénarios qu’il a signés de sa main pour alimenter Europa Corps en production.
En moins de quarante ans et entre les films qu’il a réalisés et ceux qu’il s’est contenté de produire, le cinéaste à signer une cinquantaine de scripts. Il est donc tout à fait raisonnable de dire que Besson connait les rouages d’une histoire au point de pouvoir la décliner de bien des façons différentes. Et ça, c’est uniquement pour les films qui ont vu le jour contrairement à ceux qui n’ont pas eu cette chance et sont restés à l’état de manuscrit. Mozinor s’est d’ailleurs fait un plaisir de parodier cette recette qui lui permet de faire un maximum d’entrées. Le voyage du héros, ou monomythe, de Joseph Campbell n’a plus aucun secret pour lui et il n’est pas impossible que le cinéaste ait voulu prendre la thématique du temps au pied de la lettre en inversant ce périple pour Lucy.
Si l’on prend cet itinéraire à rebours, l’intrigue prend alors tout son sens. Découpé en douze parties, comme le cadran d’une horloge, il se termine par l’élixir ou l’accès à un monde ordinaire meilleur. Dans le cas de Lucy c’est l’élixir, qu’est le CPH4, qui lui donne accès à un monde ordinaire bien meilleur. Cela décuple autant ses sens que sa compréhension de cette réalité et ce faisant, elle accède à la résurrection ou la reconstruction qui est l’étape précédente dans ce cycle. Le retour à la vie normale se fait par l’intermédiaire d’un appel téléphonique à sa mère qui lui permet de renouer avec ce qu’elle était avant d’être transcendée.

La victoire ou la récompense de ce qu’elle est devenue se manifeste par un avertissement à sa colocataire, incarnée par Analeight Tipton, comme quoi elle devrait faire des examens et avoir une vie plus saine. On peut voir cela comme le paiement d’un lourd tribut puisque le fait de tout savoir est une sacrée responsabilité qui repose sur ses épaules. Après quoi, Lucy se met en route pour l’épreuve du feu qui la verra se confronter aux hommes de main de la mafia puis au chef de celle-ci afin de fouiller dans sa mémoire à la recherche de la destination des autres sachets de drogues.
L’absorption de ces derniers lui permettra de ne pas se désintégrer en plein vol tandis qu’elle est une passagère à bord d’un avion la menant vers la rencontre de ses alliés: le professeur Samuel Norman et son équipe de scientifiques. L’inspecteur Del Rio entre également dans cette catégorie même si son rôle est réduit à celui de simple spectateur. L’acceptation de l’aventure n’est alors plus à démontrer une fois sur le sol français jusqu’à la rencontre avec son mentor et la motivation qu’il lui promulgue. Malgré cela, le refus de l’aventure se traduit par une fuite en dehors de la pièce dans laquelle elle se trouve en voyageant à travers le globe tandis qu’un échange de coups de feu a lieu dans les couloirs de la Sorbonne.
Enfin, c’est en changeant d’axe et en voyageant à travers le temps que l’appel de l’aventure se fait ressentir jusqu’à se terminer sur un monde tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Et il n’y a rien de plus commun et familier qu’une simple clé USB. Un périphérique insignifiant, mais qui est utilisé ici dans sa fonction première, à savoir de sauvegarder l’humanité grâce à la connaissance qu’elle contient. Même si elle fonctionne dans le sens des aiguilles d’une montre, cette structure est bien plus cohérente en partant de la fin pour revenir vers le début. Un niveau de lecture en adéquation avec la thématique du temps qui se matérialise par la dernière séquence.
Pour autant, ce voyage temporel qu’effectue Lucy n’aboutira pas à un paradoxe cher au genre. Cela fait partie de la dernière catégorie que l’on peut retrouver parmi les longs-métrages qui se veulent intelligents. Les films de voyage dans le temps, ou plus globalement accès sur une temporalité déstructurée comme le Prestige, permettent de berner intentionnellement le spectateur afin de lui faire prendre conscience du caractère malin d’une oeuvre. Une comparaison entre un film et son public qui tend à dévaluer ce dernier afin de rehausser l’image qu’il a du premier. Une façon sournoise de procéder qu’aurais pu suivre Luc Besson sans pour autant qu’il ne s’y engouffre.
Pas plus qu’il ne le fera avec Valerian et la cité des mille planètes alors qu’il s’agit quand même du sujet central de la bande dessinée qu’il adapte. Une contrainte imposée par le marché chinois qui censure le voyage dans le temps dans une oeuvre et cela semble avoir été le cas sur Lucy aussi étant donné qu’une partie de l’intrigue s’y déroule. Cette partie du globe, de par leur population, a participé à faire de Lucy un succès et en cela on peut se dire qu’il s’agissait d’un bon calcul. Le public a également été au rendez-vous dans l’hexagone même si l’on n’y retrouve rien des clichés qui pullulent dans ce type de production à gros budget.
Aucune blague lourde n’est à déplorer, et ce même avec la présence de l’humoriste Frédéric Chau dans le rôle d’un steward. Déjà présent dans Banlieue 13: ultimatum sur un scénario de Luc Besson, c’est surtout sa participation précédente à Qu’est qu’on a fait au bon dieu? qui aurait pu faire tourner le film au ridicule. On échappe également aux clichés vis-à-vis de la France par contre on reste dans la durée standard en vigueur, à savoir une heure et demie. C’est très court, surtout pour un Besson qui est censé pouvoir imposer un montage beaucoup plus long, mais cela a contribué au succès du film en permettant de faire bien plus de séances par jour.
Au-delà de l’aspect financier, cela fait du bien de voir une histoire qui va droit au but et qui de toute façon ne pouvait s’éterniser sous peine d’être en contradiction avec son sujet. Quelque part, cela prouve que Luc Besson avait conscience des faiblesses de son script avant même de le tourner. Un signe d’intelligence de sa part là où d’autres se sont arrêtés aux apparences. Pourtant même dans sa mise en scène, le cinéaste fait preuve d’un certain minimalisme dans le découpage de l’action. Rien n’est superflu dans sa réalisation qui est épurée au possible et donc gagne en efficacité.
On dit que notre cerveau occulte volontairement une grande partie des informations qui se présentent à nous afin de ne pas nous rendre fous et garder le focus sur ce que nous désirons. Cela vaut aussi pour la composition d’un plan qui attire l’oeil dans une direction est pas une autre. Cette simplification est la marque des grands cinéastes qui n’ont pas besoin de recourir à des artifices de montage pour imposer une idée. Contrairement à des réalisateurs de sa propre écurie. Généralement, c’est parce que ses yesmen de Europa Corps n’ont pas confiance qu’ils usent et abusent de ce genre de cuts pour créer du rythme, mais dénature l’action.
Lui qui a créé une école de cinéma en banlieue parisienne, il y aurait eu tout à fait sa place en tant que professeur pour dispenser son savoir en la matière. D’ailleurs, tout le monde dans ce film est à sa place, même Morgan Freeman en docteur, que le rôle de Lucius Fox dans Batman a permis de voir comme un intellectuel. Il se retrouve dans la même position que dans The Dark Knight lorsqu’il découvrait dans le début du troisième acte une machine permettant de surveiller les concitoyens de Gotham, mais surtout de repérer le Joker. Devant les agissements de son patron, Lucius Fox avait alors rétorqué que c’était trop de pouvoirs pour un seul homme, ce à quoi le chevalier noir s’était empressé de lui répondre que c’était pour cela qu’il lui en confiait les commandes sous la forme d’une clé informatique. C’est exactement pareil ici.
C’est trop de pouvoirs pour une seule femme et c’est pourquoi la clé USB lui est confiée en tant que personne digne de confiance. Mais cet écho à sa carrière n’est rien en comparaison à la résonnance qu’à Lucy sur la filmographie de Scarlett Johansson. Elle semble avoir une prédilection pour ce genre de personnage puisque Under The Skin l’avait vu devenir un être à la peau noire comme on l’entraperçoit au détour de quelques plans dans Lucy. Dans ce même film indépendant de Jonathan Glazer, elle y interprète une extraterrestre à l’apparence humaine qui attire les hommes grâce à ses charmes avant de les tuer. Cela se fait dans une espèce de zone sombre pareille à ce qui est visible dans Stranger Things, mais surtout à l’apposer de ce que propose Lucy lorsqu’elle atteint les derniers pourcentages dans un espace immaculé.

Mais peu importe l’endroit, Under The Skin rappelle surtout le film La mutante qui décrivait le même mode opératoire pour parvenir à ses fins. Que ce soit voulu ou non, le film de Luc Besson fait allusion à la forme première de la créature à travers la main de Lucy qui se métamorphose. Sans pour autant avoir le même appétit sexuel. En effet, malgré sa plastique attirante, Lucy semble complètement asexuée et par conséquent vient contredire le fait que l’intelligence est l’arme des femmes qui n’ont pas su être belles. Le personnage prouve le contraire en étant une femme forte dans la plus pure tradition Bessonienne sans pour autant tirer sur la corde féministe.
Et contrairement à la mutante du film éponyme, interprétée par une autre blonde sous les traits de Natasha Henstridge, Lucy ne cherche pas à se reproduire pour faire perdurer son espèce. Comme l’a précisé le professeur Samuel Norman lors de son intervention visant à nous exposer le concept du film: les cellules n’ont que deux solutions pour traverser le temps, être immortelle ou se reproduire. Luc Besson propose donc une tout autre voie que celle proposée par le film de Roger Donalson en octroyant à son héroïne une quête d’immortalité plutôt que de reproduction. Pour cela, elle se débarrasse de son corps et devient une entité intangible dont les premiers signes de vie sont visibles à travers les téléphones.
Un message y apparait alors sur celui de l’inspecteur Del Rio et sur lequel on peut y lire que Lucy est partout. Une séquence qui n’est pas sans rappelée la fin du long-métrage Le Cobaye sauf qu’ici cela coïncide avec une autre production dans laquelle Scarlett Johansson a donné de sa personne, ou plutôt de sa voix: Her. L’actrice y est une intelligence artificielle prénommée Samantha qui converse avec des millions d’utilisateurs à travers son système d’exploitation. Cela pourrait tout aussi bien être une suite à Lucy, alors complètement dématérialisée, tout comme ce dernier est annonciateur de son incarnation du Major dans Ghost in the shell.
Elle y gardera le même jeu, mais là où elle savait tout dans la production de Luc Besson, elle sera amnésique à propos de son passé dans le corps du Major. Une enveloppe cybernétique ne contenant que son cerveau, vestige de son ancienne vie. Telles les connexions entre les neurones, il y en a beaucoup dans ce film de Luc Besson. Certaines sont voulues, d’autres sont des coïncidences, mais les unes comme les autres participent à rendre cette oeuvre plus riche. Loin de moi l’idée d’avoir voulu l’intellectualiser, j’ai juste voulu la comprendre. J’y ai vu un récit de philosophie fiction, comme s’en revendique l’auteur Bernard Werber et l’une de ses citations est d’ailleurs plutôt éloquente sur le sujet de la compréhension:
Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous voulez entendre, ce que vous entendez, ce que vous croyez comprendre, ce que vous voulez comprendre, et ce que vous comprenez, il y a au moins neuf possibilités de ne pas se comprendre. Mais essayons quand même.
J’ai essayé de comprendre, du mieux que j’ai pu, cette vulgarisation de l’intelligence sous la forme de la mise en abime qu’est Lucy, et c’est à travers les conseils de Bernard Werber, à destination des aspirants écrivains, que j’ai eu une réponse. Son passé dans le journal du Nouvel observateur lui a permis d’accumuler des connaissances dans différents domaines pour ensuite les régurgiter dans ces romans. Et c’est là l’une des clés qui font, selon l’auteur des Fourmis, une bonne histoire: transmettre du savoir. C’est précisément ce que fait Lucy à travers cette clé USB contenant la science infuse.
Avec ce type de sujet, on ne peut qu’être attendu au tournant. Prendre tout le monde de haut semble inévitable et pourtant malgré les critiques, Luc Besson a eu l’intelligence de ne pas surenchérir. Il n’a jamais eu la prétention d’avoir réponse à tout ni même de livrer une oeuvre qui en serait capable. Dans ce cas, seul un expert en neuroscience serait apte à écrire ce type de scénario. Et n’aurait pas grand monde pour le lire et encore moins pour regarder un tel film tant le grand public n’y comprendrait rien. Sauf dans des cas très précis, tel que Green Lantern, qui se doit d’être scénarisé par un pur créatif (car le héros fait appel à son imagination pour matérialiser de quoi mener ses aventures), la thématique de la surdouance n’a pas à avoir un génie derrière pour l’écrire.
Même le personnage d’écrivain raté devenant un auteur à succès dans Limitless avait vite été occulté pour orienter l’intrigue sur un autre terrain, plus mathématique. Tout le monde est légitime pour s’atteler à cet exercice à partir du moment où il fait preuve d’imagination. L’intelligence est quelque chose d’abstrait pour rédiger une histoire autour de cette thématique. En faire preuve est recommander, bien entendu, même si c’est faire preuve d’humilité, et donc d’intelligence, que de ne pas s’avouer expert dans ce domaine. Un film n’est pas un test de QI afin de vérifier si un récit mérite notre attention. Voilà pourquoi la plupart des critiques ont pris des airs supérieurs afin d’étaler leur science et détruire le film sous prétexte que la théorie des dix pour cent n’était pas valide.
Ils se sont donc attardés sur le reste, à savoir des fusillades et des carambolages de voitures. Même si la course-poursuite qui en résulte est sacrément impressionnante, elle pourrait se superposer à l’explication de Lucy sur le fait que le temps soit la seule unité de mesure. Pour reprendre son exemple, si l’on passe l’image d’une voiture en boucle et en l’accélérant à l’infinie, le véhicule finira par disparaitre. Ainsi, seul le temps permet de prouver l’existence de la matière. De la même manière, après de nombreux revisionnage, j’ai revu mon jugement sur ce film et sur sa place dans le paysage cinématographique. Avec le temps, il sera amené à gagner en visibilité et, je l’espère, à être réévalué à sa juste valeur.
« LUCY » WINS!