« LAST DAYS » VS PROCRASTINATION
Allure débraillée, vêtements amples, cheveux mi-longs, mi-sales: c’est avec ce look que j’ai passé une grande partie de mon adolescence. À cela, il faut ajouter des badges sur le sac à dos, tout en laissant de la place pour le customiser avec des dessins, et à l’intérieur duquel je transportais mon mal-être de chez moi au lycée. Je m’étais reconnu dans cette allure grunge grâce à un camarade de classe qui transpirait d’une coolitude naturelle suffisamment forte pour masquer cette odeur si caractéristique des ados prépubères. Ou alors peut-être était-ce ce doux parfum de nicotine qui collait à ses vêtements à force de fumer cigarette sur cigarette. Quand ce n’était pas des joints. Souffle au coeur oblige, mon investissement n’est jamais allé jusque là, mais petit à petit, j’ai commencé par adopter ce même style à force de trainer avec lui. Et sans le savoir, je venais de rentrer dans une case pour être en accord avec celles qui me manquaient.
La panoplie du jeune par excellence et dans toute sa splendeur, autant que cela puisse l’être. J’étais devenu un cliché parmi tant d’autres et sur lesquels on pouvait recenser les gothiques, les matheux, les stylés, les sportifs, les losers, les métalleux, les premiers de la classe et j’en passe, et pas forcément des meilleurs. Et chacune de ces catégories avaient pour elles d’écouter un style de musique différent et pour ma part, cela m’a orienté vers le rock et ses nombreux dérivés et sous-genres. Les écouteurs vissés sur les oreilles, j’ai englouti une quantité d’albums dont la plupart étaient des CD gravés (pour être en accord avec mon esprit désinvolte) et j’ai écouté des musiques en boucle au point d’en connaitre les paroles par coeur, sans pour autant les comprendre. Je me demande d’ailleurs si mon intolérance au lactose n’est pas due au fait d’avoir autant abusé du chant en yaourt, faute de comprendre l’anglais.
Ce n’était pas la seule matière où je n’y comprenais pas grand-chose, mais ça, c’est une autre histoire. En y repensant tout sonnait aussi faux chez moi que le playback auquel je m’adonnais ou les séances d’air guitar pour imiter ce que je ne serais jamais. Pourtant, devenir une rock star était accessible puisque propagé par les succes story de groupes qui ont commencé au lycée. Pour une grande partie de ces formations, leur seule heure de gloire a consisté à se produire à la fête de la musique devant un restaurant pour détruire des classiques avec une voix en train de muer. J’avais beau brasser de l’air avec mon instrument de musique imaginaire face à une foule en délire, qui l’était tout autant, je savais que je n’aurais pas l’occasion de me ridiculiser de la sorte. Non pas que l’envie m’en manquée, j’avais même économisé pour m’acheter une guitare qui a fini par être suspendue au mur de ma chambre comme un trophée et à prendre la poussière. Et mon rêve avec.
L’autocollant des Artics Monkeys collé dessus a fini par être décollé afin de pouvoir revendre cette guitare. Quasi-neuf au point d’avoir eu peur que les cordes se mettent à rouiller, ce fut loin d’avoir été mon meilleur investissement vu la somme que j’en ai récupéré en m’en séparant. Finalement, il aurait peut-être été plus sage d’éclater cette guitare sur le sol ne serait-ce que pour avoir pu ressentir ce qu’un rockeur faisait sur scène dans ces instants de débauches. J’étais un rockeur d’opérette qui n’avait tellement pas l’oreille musicale que je n’ai pas le souvenir d’avoir réussi à accorder cet instrument. Quand bien même aurait-il fallu que je sache lire une partition pour en tirer un son correct. Les notes de musique n’étaient pour moi qu’une autre langue de plus à apprendre et dans laquelle je ne voulais pas m’investir. À cela, il y avait la pensée très répandue qui voulait que pour exceller dans un instrument, il fallait s’y être pris dès l’enfance.
Or j’avais passé la mienne devant la télé à me repaitre de films en tout genre et c’est finalement dans le septième art que j’ai trouvé ma différence. Sans pour autant m’éloigner de cette rébellion propre à la jeunesse. Aux films mainstreams et grand public, je me suis donc tourné vers le cinéma underground. Du moins ce qui s’en rapproché le plus, à savoir le cinéma indépendant. C’est là que j’ai découvert la filmographie de Gus Van Sant par l’intermédiaire de ce qui est peut-être, paradoxalement, son film le plus commercial: Will Hunting. Porté par l’interprétation de Matt Damon en génie qui n’en a que faire de changer la face du monde par son savoir inné, j’avais été séduit par cette forte tête qui lutte contre le système, comme tout adolescent normalement constitué l’aurait fait. Aujourd’hui, j’adore toujours autant ce film pour des raisons différentes et j’aurais aimé en dire autant de Last Days.
À l’époque, j’y avais vu là un film culte de ceux dont on ne se remet pas et c’est ce que je croyais encore jusqu’à récemment lorsque je l’ai revisionné avec des années de recul. Depuis, mes goûts ont évolué et des films que je détestais plus jeune sont bien mieux reçu en tant qu’adulte. Mais le contraire est aussi vrai tout comme j’ai pu m’en rendre compte avec ce que je qualifiais de chef-d’œuvre intemporel. Le moi d’avant avait le compliment assez facile et était assez bon public pour des films qui avaient du mal à trouver le leur. Parmi ceux-ci se trouvaient sûrement d’autres de mes semblables arborant un t-shirt du Che Guevara en signe de révolte et écoutant Pete Doherty comme étant un digne héritier de Kurt Cobain. Un raisonnement basé uniquement sur les best-of du groupe Nirvana et non sur l’ensemble de la discographie du groupe, c’est ce qui s’appelle prendre des raccourcis là où le film est d’une lenteur abyssale.
Pourtant plutôt court avec une durée de 1h37, le cinéaste parvient à étirer ce temps en jouant avec la théorie de la relativité sans même le vouloir. En cause, des plans fixes relativement longs où il ne se passe pas grand-chose. Il y avait pourtant matière puisque les derniers jours dont il est question dans le titre sont ceux qu’aurait vécu le leader charismatique du groupe Nirvana. Connu pour être assez turbulent sur scène et en public, l’homme semble être à l’opposé en privé. En tout cas, c’est ce que veut nous donner à voir ce film qui se décrit comme étant une retranscription non officielle de ces derniers instants de vie. En cela, il s’agit ici du dernier opus d’une trilogie sur une thématique se reposant sur des faits réels en guise de scénario et qui a débuté avec Gerry puis Elephant et enfin Last Days. Des films qui n’ont rien à voir entre eux si ce n’est la volonté de donner son point de vue sur des événements ayant été médiatisés.
En venant clore ce triptyque, Last Days se révèle être une sorte de mixe des deux longs-métrages qui l’ont précédé. Gerry suivait le parcours de deux hommes perdus dans le désert tandis que Elephant évoluait dans les couloirs d’un lycée jusqu’à la tuerie qui se joua entre ces murs. En effet, en marginal qu’il est, le personnage au centre de Last Days aurait tout aussi bien pu être scolarisé dans cette école et avoir assisté à ce massacre qui couta la vie à des élèves et des professeurs et qui pourrait expliquer ses problèmes psychologiques. Ces derniers l’ont poussé à s’enfuir de sa cure de désintoxication pour finalement aller s’isoler dans une grande demeure, c’est là que commence l’histoire. Et bien que celle-ci s’inspire du décès de Kurt Cobain, jamais le chanteur ne sera cité, lui préférant le simple nom de Blake. Inutile donc de préciser que toutes ressemblances avec des personnes existantes ou ayant existé seraient purement fortuites.
Les intentions derrière ce projet sont tout à fait louables puisque partant du principe que personne ne sait ce qui s’est vraiment passé lors de ces ultimes moments avant la découverte du corps sans vie de la rock star, alors il s’agit là d’une version aussi plausible qu’une autre. Il n’est donc pas question d’une reconstitution fidèle, mais d’un travail d’imagination à partir de ce que l’on sait pour combler les manques. Le souci c’est que l’avertissement a beau être clair sur ce que l’on s’apprête à voir comme étant une fiction, le réalisateur ne prend même pas la peine de raconter une histoire. C’est le minimum que l’on est en droit d’attendre d’un film et tout au plus avons-nous droit à une succession de moments de vie. Pire encore, ces instants du quotidien relèvent pour la plupart d’improvisations. Il y a des cinéastes qui préparent leur film dans les moindres détails afin d’éviter toutes déconvenues pour respecter le budget et le planning, mais Gus Van Sant ne semble pas faire partie de cette catégorie.
Non pas que le film ait dû couter bien cher ou nécessiter beaucoup de jours de tournage, mais sa méthode de travail basée sur la spontanéité me semble mensongère par rapport au fait que tout ceci soit censé nous conter un récit. Ainsi, on retrouve beaucoup d’anecdotes du casting, encouragés par le réalisateur à les débiter telles quelles devant la caméra. Ce sont donc les acteurs qui nourrissent leur personnage à défaut de pouvoir se reposer sur un script. Qu’il s’agisse de la réplique sur les souffleurs de chaleur dans un stade de foot ou la mention d’une fille de Tokyo, tout est vrai et cette véracité ne se limite pas qu’à des dialogues, mais aussi à des scènes entières. Aussi improbables soient-elles comme la visite d’un commercial pour les pages jaunes face à un Michael Pitt complètement habité par son personnage. C’est-à-dire dans un état second et vu la réaction de son partenaire de jeu, qui n’est donc pas un comédien de base, l’homme n’a pas eu à se forcer pour jouer l’incompréhension totale.
Lui qui était juste passé vendre des annuaires, car la production avait installé ses caméras dans une authentique maison avec l’équipe technique au complet qui y vivait sur place, s’est retrouvé embrigadé dans ce tournage le temps d’une scène. Ça ne sera pas le dernier à rendre visite à la rock star et pas non plus le seul à atterrir dans ce film par un concours de circonstances puisqu’une autre personne s’est elle aussi vu offrir un rôle sans passer par la case casting. Le hasard a donc fait qu’une simple connaissance du réalisateur s’est retrouvée dans le film afin d’aider un détective à retrouver la trace de Blake. Tous ces éléments font que ce long-métrage est la résultante de ce que l’équipe a apporté sur le plateau à un instant précis. Même avec Gus Van Sant à la barre, si ce long-métrage avait eu d’autres acteurs pour incarner ces personnages, celui-ci serait tout aussi différent puisque dépendant du hasard environnant.
Non content de proposer des tranches de vie parfois (souvent) gênantes, celles-ci sont déclinées en plusieurs points de vue. On assiste donc à la même scène vécue par un autre membre du groupe qui squatte cette bicoque. Toutefois, ces répétitions, redondantes au premier abord, instillent de légères différences par rapport à celles d’origines. C’est subtil, mais cela se repère dans la temporalité, plus courte ou plus longue selon qui vit le moment en question, avec des dialogues en plus ou en moins au gré du montage. Ainsi, deux personnes pourront avoir partagé un même moment, mais ne pas l’avoir ressenti et vécu de la même manière. Une manière intéressante de voir les choses, mais trop peu poussée pour avoir de l’intérêt. Reste donc la performance de Michael Pitt que j’ai véritablement découvert avec ce film avant de me rendre compte qu’il avait joué dans pas mal d’autres productions que j’avais vues. À mes yeux, c’est avec Last Days qu’il s’est complètement révélé en démontrant l’étendue de son talent.
Investi par son personnage, autant physiquement que mentalement, il est complètement crédible dans la peau de ce cliché du rockeur, comme le lui fait d’ailleurs remarquer la représentante de la maison de disques venue lui rendre visite. C’est surtout le portrait d’un être torturé qu’il compose à travers sa gestuelle, ses absences de réaction et les mots qu’il murmure lorsqu’il est seul. Et il s’arrange souvent pour l’être, conscient d’être recherché par des personnes qui veulent son bien et à travers lesquelles il ressent de l’hostilité. Une sorte de paranoïa qui l’amènera à fuir dans la forêt qui borde la maison dans laquelle il s’est installé et qui instaurera une ambiance naturaliste. J’ai eu parfois l’impression de me retrouver devant Into The Wild pour le côté survie et démence du personnage principal. Mais Blake est loin d’être coupé de la civilisation, en tout cas il fait son possible pour s’en éloigner en refusant ou en écourtant le peu d’interactions sociales qui s’offrent à lui.
J’ignore où se sont arrêtées les improvisations et où a commencé la direction d’acteur, mais Gus Van Sant y est pour beaucoup dans le jeu de Michael Pitt. Sans être ami avec lui, le réalisateur avait croisé à de multiples reprises Kurt Cobain de son vivant et ces quelques discussions avec lui ont dû grandement nourrir sa vision du film. Une fois le rockeur décédé, le cinéaste s’est livré à un travail de recherches en réunissant les témoignages de ses proches, les rapports de police, ses habitudes et même ses manies comme celle de s’habiller en robe pour aller chasser. Chose que l’on retrouve dans une scène un peu perturbante, mais qui démontre à quel point le chanteur de Nirvana était dans son monde. Celui-ci est symbolisé par une maison qui servira d’unique décor transformant ce film en huis clos. À la différence qu’ici, le personnage ne souhaite pas s’enfuir, mais fait tout pour y rester malgré les intrusions visant à le ramener à la raison.
Gus Van Sant avait d’ailleurs pensé à utiliser sa propre demeure pour les besoins du tournage. Une maison similaire, trop grande pour lui en somme, comme celle de Kurt Cobain où il s’était retranché pour y lâcher son dernier souffle de vie. Ce moment fatidique est bel et bien présent dans le film pour le conclure d’une manière plutôt surprenante, mais aussi inventive. Par un simple effet de reflet, on aperçoit son fantôme en transparence quitter son corps pour monter à une échelle. Une mise en scène sobre, à l’image du reste de la réalisation, pour montrer ce passage sans que cela ne soit surnaturel, et donc en contradiction avec tout ce qui a été montré précédemment. Toujours est-il que c’est cette mort, et plus précisément le concept de club 27, qui a fait que pendant très longtemps j’ai eu du mal à m’imaginer dépasser la trentaine. Je me voyais mourir jeune, non pas parce que j’avais un esprit suicidaire, mais tout simplement parce que je n’entrevoyais pas de possibilités d’avenir me concernant.
La faute à un horizon d’attente me laissant au pied du mur. Face à un avenir incertain dû à un parcours scolaire difficile, mon propre monde avait été réduit à une terre plate et je me trouvais au bord. Puis j’ai franchi un premier pas, puis un deuxième et un troisième en me rendant compte que je ne tombais pas. En regardant en arrière comme je le fais maintenant, je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait de ma zone de confort et c’est dans celle-ci qu’a choisi de se retrancher Blake pour clore son existence. Cette nostalgie pour ce film qui a bercé cette période de rébellion qu’est l’adolescence, m’a fait prendre conscience que depuis mes goûts avaient évolué. Désormais, je n’adhère plus à cette image de l’artiste trop paresseux pour travailler son art, préférant s’en remettre aux drogues pour faire émerger ses idées. Non pas que j’ai abusé de substances illicites, mais j’ai souvent attendu l’inspiration divine pour créer, chose qui me paraît complètement improbable aujourd’hui.
C’est donc avec beaucoup de recul sur moi-même que j’ai revu ce film. Il utilise un langage cinématographique qui m’a parlé un temps, mais là, je ne m’y reconnais plus. Attention, j’aime lorsqu’un réalisateur prend le temps de composer un plan et de s’y attarder pour créer une ambiance, mais là j’avoue que j’ai frôlé l’ennui à plusieurs reprises. À trop être contemplatif, on en devient égoïste. On fait passer ses désirs de cinéaste avant ceux du spectateur et cela a tout d’un comportement adolescent pour Gus Van Sant, symbolisée par cette trilogie que vient clore Last Days. Mais quelque part, on a tous eu cette période de rébellion à un moment ou à un autre de notre vie. Une crise qui nous a poussés à rejeter le système pour vivre en marge de la société. À l’époque, cette autorité était représentée par mes parents, mes professeurs que j’ai poussés à bout sans savoir que c’était moi-même que j’étais en train de tester. C’était mes propres limites que j’étais en train d’expérimenter jusqu’aux derniers jours de mon adolescence.
C’est une époque que l’on préférerait oublier lorsque l’on est adulte et que l’on retombe sur des preuves de nos comportements irresponsables, ou de fautes de goût que l’on a pu faire, et pourtant même en me rendant compte à quel point ce film est bancal (car expérimental), je ne peux me résoudre à le détester. Privilégiant les plages de silence à la musique, ce qui est paradoxal pour un film sur un rockeur, cette dernière se fait intradiégétique dans les rares moments où elle s’illustre. Et parmi cette bande originale se cache des compositions du groupe Pagoda dont Michael Pitt est le leader. Une formation musicale que je n’aurais pas pu découvrir sans ce film et en prolongeant l’expérience au-delà avec un clip, Happy song, dans la même continuité visuelle. La voix de Michael Pitt, stridente, tranchante, porte des paroles tourmentées sur des compositions accrocheuses. Et j’ai littéralement accroché, même encore maintenant.
Car oui, il y a des choses que l’on assume et d’autres pas lorsque l’on jette un regard sur son passé. Mais je suis bien content d’avoir en ma possession cet album éponyme du groupe même si quelque part, il devait me faire passer pour le cliché du jeune mal dans sa peau. Grâce à Pagoda, j’ai pu avoir ma particularité et vivre mes années de lycée en sachant que j’avais quelque chose bien à moi qui ne deviendrait pas commercial et que tout le monde allait s’approprier par la suite. Non seulement il n’était pas dans mon intérêt de faire connaitre ce groupe un peu underground dans le paysage musical, mais je me rassurais aussi en me disant que le rendre accessible n’aurait fait que ruiner l’intégrité de cette formation. C’était mon Nirvana sans pour autant en être un héritier puisqu’étant dans la même veine, mais pas le même coeur. Le mien continue donc d’avoir une affection particulière pour Last Days, mais surtout pour ce qu’il a suscité en moi et qui demeure toujours.
PROCRASTINATION WINS!