« SEVERANCE : SAISON 1 » VS PROCRASTINATION
Travaille-t-on pour vivre, ou vit-on pour travailler?
La question mérite d’être posée. Et on se la pose tous au moins une fois dans notre carrière. Pourtant, cette interrogation ne fait pas partie du questionnaire d’un recruteur lorsque l’on est en entretien. Cela permettrait de cerner bien plus rapidement le profil des candidats. Mais la plupart du temps, la politique de l’entreprise est bien plus attirée par les diplômes, que par les compétences et la motivation. Alors on se ment à nous-mêmes autant qu’à notre futur employeur pour décrocher le poste. Et on improvise par la suite.
Car nous ne sommes pas le seul prétendant pour remplacer cette personne qui occuper jadis cet emploi. De quoi confirmer la pensée populaire qui veut que des indispensables, il y en ait plein les cimetières. Et parfois, il vaut mieux ne pas déterrer le passé. Surtout lorsqu’il s’agit de savoir les raisons qui ont poussé notre prédécesseur à partir. C’est alors prendre le risque d’aller au travail avec la boule au ventre. Une anxiété qui se transforme en harcèlement. Fort heureusement, la démocratisation du télé travail a permis de diminuer, voir d’éviter ce mal-être.
Mais avec le distanciel, c’est le travail qui s’invite à domicile. Dès lors, si l’on avait tendance à faire preuve de déformation professionnelle dans la vie privée, c’est l’inverse qui se produit désormais. Cette déformation personnelle se traduit alors bien souvent par faire quelques taches ménagères pendant ses heures de travail, ou de mettre la télévision en fond. L’occasion de binge watcher des séries que l’on n’a pas encore eu le temps de regarder. Parmi celles-ci, Severance est toute désignée pour faire prendre conscience de la place du travail dans une vie.

Mais cette illumination risque de vous détourner de vos tâches professionnelles. Pour preuve, le concept aussi simple qu’accrocheur: lorsque Mark se rend à son travail, il n’a plus aucun souvenir de sa vie privée. Et vice-versa lorsqu’il en franchit les portes en sens inverse. Bien que controversé auprès de la population, ce procédé, qui divise la psyché en deux, divise aussi l’opinion. Pour autant, cette dissociation n’a rien d’illégale, on pourrait même aller jusqu’à y voir une certaine avancée dans le bien être au travail.
Un point de vue extérieur dont peuvent se réclamer certains employés de Lumon Industries qui bénéficient de ce traitement de faveur. D’un point de vue interne, ils n’ont aucune idée de ce qu’ils font une fois dans les locaux. Une amnésie qui permet à l’entreprise d’éviter une fuite des données. Dès lors, il est permis de se demander quel est le domaine d’activité de Lumon Industries pour vouloir garder un tel contrôle. Les scènes chargées de nous faire voir l’envers du décor de la multinationale ne seront pas forcément plus explicites.
On y voit Mark Scout, le personnage principal, et son équipe de trois personnes qu’il est chargé de manager. Parmi eux se trouve une nouvelle recrue, Helly, qui servira de point d’entrée au spectateur. Dès les premières minutes du pilote, on assistera à son réveil, allongée sur une table de réunion, face à un haut-parleur rappelant celui de Charlie et ses drôles de dames. Sans la voix entrainante qui va avec. Au contraire, elle va vite comprendre l’étymologie du mot travail, tripalum, qui fait allusion à un instrument de torture.

Tel numéro 6 dans la série Le prisonnier, qui à l’inverse avait démissionné avant de se retrouver captif, elle va alors tenter de s’échapper après avoir été embauchée. Plus précisément, après avoir subi ce qui est appelé la dissociation. C’est de ce concept qu’a émergé une nouvelle personnalité de Helly qui sera entièrement consacrée au travail. Cette partie d’elle-même va alors vite comprendre que son supérieur hiérarchique n’est pas forcément son patron, mais sa personnalité principale. C’est cette dernière qui décide si oui ou non elle démissionne.
Et bien sûr, c’est un refus. Voilà qui a de quoi vriller le cerveau, dans tous les sens du terme. Une prise de décision tout ce qu’il y a de plus schizophrénique, et qui renforce d’autant plus la notion d’esclavage. À ceci près que cela est formulé comme un parent parlerait à un enfant. Une infantilisation qui s’explique par le fait qu’elles partagent le même corps. Helly y verra d’ailleurs un moyen de faire passer des messages à son double, par l’intermédiaire de leur enveloppe corporelle commune, sur ses conditions de travail.

Sans succès, car les symboles sont interdits à Lumen Industries. Seul compte les chiffres. Pas dans le sens du rendement et de la productivité. Plutôt d’une manière plus abstraite. C’est donc par l’intermédiaire d’Helly que l’on va découvrir ce monde bureaucratique qui n’a rien à envier à l’univers déjanté de Terry Gilliam. Ainsi, ce personnage, tout comme les autres faisant partie de son équipe, va passer la majeure partie du temps devant un ordinateur pour y traquer des nombres. Un emploi fictif, dans le sens où il a été inventé pour les besoins de la série, mais aussi au sens premier.
Une absurdité qui m’a rappelé Les opérateurs de François Descraques. Cette web-série offrait déjà une vision de la vie en entreprise, avec ses codes et ses particularités qui peuvent paraitre incompréhensibles pour ceux qui entrent dans la vie active. Et si vie active il y a, alors une vie passive existe aussi. C’est l’existence qu’a donc choisi de mener Mark pour alléger ses charges mentales, devenues trop encombrantes au quotidien. Il se déleste donc du souvenir de sa défunte femme quelques heures par jour pour rendre sa vie plus supportable sur son temps libre.

Plus qu’un emploi à mi-temps, littéralement, c’est donc une vie à mi-temps. Et les problématiques qui vont avec puisque l’un ne va pas sans l’autre. Comme l’a dit Jean-Jacques Rousseau : « c’est pour parvenir au repos que l’homme travaille ». Sans cela, c’est l’ennui. Et cela n’aide pas en société, surtout lorsque l’on se définit majoritairement par notre travail. À la question « qu’est-ce que vous faites dans la vie? », c’est principalement l’activité professionnelle que l’on exerce qui nous sert de réponse.
Sauf que lorsque l’on n’en a aucun souvenir comme Mark, c’est compliqué d’avoir des interactions sociales. Ou c’est un atout pour ne pas se sociabiliser. En effet, sa personnalité prioritaire est assez différente de celui qu’il est à Lumen Industries. C’est un homme taciturne, le visage fermé, solitaire, mais avec une soeur bienveillante à ses côtés. À l’opposé, la seconde personnalité créée à l’issue de la dissociation est plus avenante, curieuse, souriante… Mais ces deux êtres ont beau cohabiter dans le même corps par intermittence, aucun n’a conscience de l’autre.

Une fois devant son poste de travail, seul le Mark habilité dispose d’un droit de regard sur ce qui l’occupe. Adam Scott joue à merveille ce double rôle tout en nuances, si semblable et si différent à la fois. Que ce soit dans son jeu, son physique ou même sa coupe de cheveux, on peut même y distinguer un faux air de Tom Cruise. C’est assez ironique lorsque l’on sait que derrière la caméra, l’acteur est dirigé par Ben Stiller, qui s’était lui-même amusé à faire la doublure de Tom Cruise dans un making of parodique de Mission Impossible 2.
À bien y regarder, Ben Stiller est lui aussi victime de cette dissociation au centre de la série. D’un côté, il y a l’amuseur public que l’on connait dans les films dont il est la tête d’affiche, mais il a aussi cette facette plus sérieuse de metteur en scène. Et il est difficile de se dire qu’il s’agit de la même personne. Au poste de réalisateur sur la majorité des épisodes de cette première saison, 6 sur 9, il fait preuve d’une maitrise totale dans ses cadrages. Usant de plans fixes, zénithaux, sa réalisation y est exemplaire pour retranscrire la froideur des locaux et l’état d’esprit de ses personnages.

Même s’il n’en a pas écrit le scénario, dont le concept a été créé par Dan Erickson, les thématiques sont similaires à son chef d’oeuvre qu’est La vie rêvée de Walter Mitty. On retrouve cette même schizophrénie qui résulte d’une vie fantasmée pour échapper à son emploi, les conflits avec la hiérarchie, une envie d’évasion en dehors des murs de l’entreprise… Même Adam Scott était déjà présent en guise de patron tortionnaire. Il perd ici quelques grades pour devenir un simple employé torturé psychologiquement. Comme Walter Mitty en somme, dont il récupère quelques traits comme son air un peu effacé, une soeur présente…
On est donc loin d’une comédie malgré la présence de Ben Stiller. C’est même tout l’inverse tant cette série soulève des tas de questions d’ordre éthique. Quiconque a déjà mis un pied dans le monde du travail est susceptible de s’interroger sur la morale d’une telle méthode. C’est là la véritable addiction de cette série. Contrairement aux inters / exters qui occultent leur vie privée ou leur vie professionnelle, il est impossible de ne pas penser à Severance une fois un épisode terminé. On s’identifie à ces personnages qui ne sont que les esclaves de leur personnalité première.

Pour eux, cette prise de conscience n’existe qu’entre les murs de Lumon Industries. Dès lors, la permutation d’une personnalité à une autre n’est rien de plus qu’un rêve que l’on reprend là où on l’a laissé. Ou plutôt un cauchemar en ce qui les concerne. Pire encore, ils ne disposent jamais de période de repos ou de sommeil, chose qui est attribuée à leur double. Si l’on dit qu’un salaire est un pot-de-vin qu’un employeur verse à un salarié pour qu’il fasse une croix sur ses rêves, cela ne pouvait pas être plus littéral ici. Puisque les Alters n’ont jamais la sensation de dormir, et donc de rêver.
Les conséquences de cette astreinte sur le long terme peuvent alors être complètement désastreuses. Pire encore lorsque l’on apprend que Lumon Industries dispose d’un programme d’astreinte extérieur qui permet de réveiller les employés en dehors de l’entreprise en cas d’urgence. Toutefois, cette intrusion dans l’intimité des salariés sera retournée contre cette société. Un retournement de situation attisé par l’envie de voir le monde extérieur de leurs propres yeux. Même si, d’une certaine manière, ils n’en sont pas les propriétaires d’origine d’un point de vue psychologique.

À pile ou face, ils sont clairement le côté pile. Ils ne sont destinés qu’à la rentabilité, tandis que leur double jouit d’une vue sur un monde qui leur est totalement étranger. Cela revient limite à travailler de nuit dans ces locaux où l’on ne voit jamais la lumière du jour. Ont-ils seulement ne serait-ce qu’une petite idée de ce à quoi ressemble le monde en dehors de ces murs? Si tel est le cas, alors l’entreprise qui les emploie aurait pu aller jusqu’à mettre en place un scénario de fin du monde pour les garder à l’intérieur de leur plein gré. The Island avait joué sur ce faux semblant avec brio pour couper toute envie à ces pensionnaires de s’aventurer trop loin.
Ce quatuor d’employés va alors tout mettre en oeuvre pour s’émanciper de cette cage dorée dans laquelle ils ont été mis de force. Une prison dont leur alter ego détient la clé. Mais il n’a aucune raison de libérer son colocataire corporel, car s’il y a bien une vie après le travail, à part la retraite, c’est bien celle qu’il est en train de vivre. On peut d’ailleurs voir cela comme une sorte de pré-retraite pour celui qui a signé cette clause de confidentialité plutôt extrême. Mais il est difficile de prendre parti, surtout dans le cas de Mark qui y voit un intérêt personnel à ne pas empiéter sur sa vie professionnelle.

Une façon de ne pas mélanger le perso et le boulot qui rappelle fortement Paycheck de Philip K. Dick. Reste à savoir quelle machination se cache chez Lumen Industries qui nécessite autant de cloisonnement. Une personne le sait. Petey Kilmer, un ancien collègue de Mark qui se présente à lui après avoir été viré, et qui lui révèle se souvenir de ce qu’il faisait à Lumen Industries. Sauf que, bien évidemment, Mark n’a aucun souvenir de cette personne qui se dit être victime d’une machination.
Et comment ne pas se sentir espionné lorsque l’on apprend que notre voisine n’est autre notre boss. Mais qu’elle n’en a pas conscience. Du moins, est-ce réellement le cas? La série ne cesse de semer le doute en même temps qu’elle explore les coulisses de cette entreprise. On y découvre alors une sorte de musée à la gloire des anciens présidents de Lumon Industries. Il y a tout un culte autour de ces dirigeants et ce n’est pas la seule bizarrerie qu’abrite ces locaux. Entre autres, une pièce est réservée à nourrir des chèvres au biberon. Un délire à la Lost qui brouille un peu plus les pistes sur les activités de cette boite.

Toutefois, on devine un complot bien plus important à l’horizon. Tout comme la société Délos faisait des expérimentations sur les personnes du parc de la série Westworld, il semble en être de même pour Lumon. Notamment à des fins plus personnelles. Ainsi, la femme d’un député avoue s’être servie de la dissociation pour son accouchement afin de ne pas ressentir la douleur, avant de redevenir elle-même une fois chose faite. Une personnalité temporaire a donc émergé le temps d’encaisser ce choc pour ensuite disparaitre.
Cette thématique, on pouvait déjà la voir à travers un flash info mentionnant un débat autour d’une femme tombée enceinte pendant ses heures de travail. Une révélation qui n’a rien de surprenante lorsque l’on sait que l’on peut rencontrer son futur conjoint sur son lieu de travail… mais qui soulève bien des questions dans le cadre de cette série. Les dissociés sont-ils à moitié amoureux, comme c’est le cas avec l’idylle naissante entre Irvin Bailiff (John Turturro) et Burt Goodman (Christopher Walken) ? Sont-ils à moitié trompés par leur partenaire sur leur lieu de travail sans même s’en rendre compte?

Toutes ces réponses sont peut-être dans le livre « The You You Are ». « Le vous en vous » en français, un essai que Mark a trouvé dans les locaux et qu’il garde secrètement pour le lire en cachette. Une manie qui n’est pas sans évoquer celle de Jack Harper dans Oblivion. Une allusion qui ne se limite pas à la ressemblance d’Adam Scott avec Tom Cruise, puisque ce film de Joseph Kosinski a également pour thème la mémoire, et ses travers comme son titre l’indique. Mais entre l’oubli et le déni, la frontière peut parfois être aussi trouble qu’une personnalité.
Quand bien même cette série va piocher dans différentes oeuvres comme Vivarium ou encore Dollhouse, Severance parvient à avoir sa propre identité. Dès le générique animé, dérangeant à souhait, on sent que l’on va regarder quelque chose à nul autre pareil. Elle ne dispose peut-être pas d’une exposition optimale sur la plate-forme de streaming Apple TV, mais cette fiction reflète totalement l’image de la marque à la pomme: conceptuelle, raffinée, design, intelligente, et efficace.
« SEVERANCE : SAISON 1 » WINS!
